Cimetière d’étoiles

Cimetière d’étoiles de Richard Morgiēve aux Éditions Joëlle Losfeld

“ Ray Charles chantait : I Can’t Stop Loving You. Des conneries de nègre qui ne voyait que dalle. Il faisait plutôt froid, l’air était sec et râpait les poumons. Arrivé par ici, on rêvait vite de grenouilles et de pluie – peu de temps après, on ne pensait qu’à se barrer. El Paso, ce n’était qu’une ville fantôme avec des gens encore vivant piégés dedans. Vivre à El Paso, c’était une punition. ”

El Paso, guère accueillante cette ville du Texas, c’est d’ailleurs ici qu’un serial killer surnommé Le Dindon officiait il y a une huitaine d’année. Vivre par ici peut s’avérer périlleux, voir mortel, il n’est donc pas surprenant d’y retrouver le corps d’un marine sans vie.

Et bien sûr, les meilleurs lieutenants de police de la ville, Rollie Fletcher et Will Drake se retrouvent sur l’affaire.

“ ( Ce que les gens oubliaient, y compris les spécialistes en criminologie, c’était que dans toute affaire criminelle, il y avait du comique, du dérisoire. Fletcher et Drake, eux ne l’oubliaient pas car ils avaient conscience d’être des bouffons et de mener une vie de bouffons. Ils croyaient savoir qu’ils ne se feraient jamais avoir par le tragique, qu’ils crèveraient en pitres, le cœur sale et l’amertume aux coins de leurs sourires étoilés… On verrait bien.) ”

Ils traînent une sacré réputation, c’est clair, mais ils sont tenaces ces deux-là même si parfois ils ont tendance à utiliser des substances illicites et à remplir les cimetières plus vite que les croques-morts. Et c’est à bord de leur Cercueil qu’ils poursuivent les criminels.

“ Certains les appelaient lui et Drake, « Les morts–vivants ». Personne ne les appelait « Les braves types » ou « Les bons vivants ». On avait ce qu’on méritait. Il n’y avait pas d’injustice. ”

Même si c’est discutable, ils ont leurs méthodes pour obtenir des résultats et toujours avec humour, alors même si on est loin d’Hollywood, ils risquent de laisser dans leur sillage, une pluie d’étoiles mortes.

“ Fletcher et Drake trouvaient naturel qu’on aime pas les flics. Eux ne s’aimaient pas. Quand aux autres flics, ils pouvaient tous crever. ”

Ce que j’en dis :

Cimetière d’étoiles, c’est tout à fait le genre de livre que tu n’as pas envie de finir mais que tu ne peux pas t’empêcher de dévorer puisque dès les premières pages t’es déjà complètement accro. En même temps c’était à prévoir, le Cherokee, précédent roman de l’auteur t’avait déjà fait cet effet. (Ma chronique ici)

Quand t’es comme moi accro à certaines séries policières assez borderlines où les flics n’ont pas peur de sortir des limites imposées par leur hiérarchie et le règlement pour obtenir des résultats, tu ne peux que tomber sous le charme de ce duo déjanté. Que ce soit l’albinos qui philosophe à longueur de journée nous faisant partager ses pensées ou son collègue et son répertoire musical et cinématographique, il y a de la culture entre ses deux-là, même si à première vue, ça crève pas les yeux.

Le casting qui les accompagne est plutôt corsé dans le genre dérangé.

“ Par ici à El Paso, les gens se faisaient tellement chier qu’ils cancanaient un peu plus que partout ailleurs, trouvaient des surnoms aux gens et aux choses pour meubler leur ennui, distraire le temps. ”

Les personnages se suivent, se bousculent au portillon d’El Paso. On y croisera hélas, tôt ou tard “ Le Dindon ” ce serial killer qui avait déjà fait parler de lui dans Le Cherokee, mais aussi Burt, Le Lama, accompagné de son pote El Gnono, un nain armurier, Le Fisc, Henry “ le dépiauteur ” mais aussi deux autres flics du FBI, surnommés “ Les Aspirateurs ” clin d’œil à HOOVER.

De quoi vous faire passer de sacré moment de rigolade où même l’amour pointera le bout de son nez au milieu de cette enquête où les cadavres tombent comme des mouches.

Richard Morgiève possède une verve extraordinaire, un humour caustique qui ferait pâlir certains scénaristes qui ne lui arrivent pas à la cheville, un style unique, où tu te surprends à sourire malgré la noirceur de l’histoire ou la dureté de certaines scènes.

– […] Mens pas… Raconte dans l’ordre sinon je t’arrache une dent… Souris, que je choisisse laquelle.

Est-ce un western, un polar, un roman noir ? un peu tout ça en fait. C’est pas américain et pourtant c’est tout aussi bon.

T’as à peine terminé, que t’as juste envie de rembobiner l’histoire et de te te refaire une deuxième séance, histoire de voir si t’as pas oublié un truc en route et retrouver ces deux vautours pour une nouvelle chevauchée fantastique, car dans cette ambiance poussiéreuse et déglinguée c’était pas toujours simple de les suivre.

Je pourrais poursuivre les éloges pour te convaincre ou pointer Le tueur sur ta tête pour te pousser à filer en librairie, et t’acheter ce Cimetière d’étoiles, mais je te fais confiance, car toi aussi t’as besoin de te changer les idées avec une bonne dose d’encre noire, alors n’attend pas le couvre-feu, fonce chez ton dealer.

Pour info :

Richard Morgiève est un écrivain et scénariste français.

Deux drames marquent très tôt sa vie, et de façon définitive, le décès de sa mère lorsqu’il avait sept ans et le suicide de son père six ans plus tard.
Rendu à lui-même dès sa majorité, il vit de petits travaux en tous genres, dont déménageur de caves et d’appartements abandonnés, métier qu’il exercera jusqu’à 29 ans : libre au volant de sa camionnette avec Marie-Jo et la bande…
Cependant les mots de ne jamais le quitter, depuis l’enfance ils tournent en lui et l’écriture le sauve. En 1970 paraît un premier recueil de poésie à compte d’auteur, mais écœuré par ce système ( payer pour se lire ) il se jure de ne plus écrire avant 10 ans. En 1980 il a arrêté son travail de déménageur et publie Allez les Verts. Depuis il n’a cessé d’écrire, comme romancier, scénariste, dialoguiste pour le cinéma et la TV, avec notamment l’adaptation de son roman Fausto.

Je remercie les Éditions Joëlle Losfeld pour ce western contemporain de haut vol ♥️

Vivonne

Vivonne de Jérôme Leroy aux Éditions de La Table ronde

[…] Aux dernière nouvelles, le Calvados n’était pas encore touché par les inondations, les pluies diluviennes et les typhons cataclysmiques ravageant méthodiquement, en ce mois de novembre, les Hauts-de-France, la Picardie et maintenant Paris.

On parlait de plus de cent morts et s’il en jugeait par le spectacle qui se déroulait sous ses yeux, la tempête tropicale qui s’était déclenchée depuis deux heures allait faire un sacré nombre de victimes dans Paris.

Depuis son bureau parisien, rue de l’Odéon, l’éditeur Alexandre Garnier assiste à un spectacle hallucinant. Un typhon s’est abattu sur la région, détruisant tout sur son passage, en laissant dans son sillage de nombreux morts et des milliers de blessés.

Une rivière de boue a envahi les rues de Paris et les rats surgissent des égouts. La fin du monde semble proche pour Alexandre qui voit resurgir avec nostalgie les souvenirs de son passé où la vie était bien plus clémente.

Inquiet de voir son monde disparaître, il repense justement à Adrien Vivonne, un écrivain, poète dont il a publié les livres et qui s’est évaporé mystérieusement en 2008.

“ Où était Adrien Vivonne, dans cette guerre absurde de tous contre tous ? Était-il encore en vie ? Y avait-il encore un jardin clos pour lui, dans une petite maison couverte de vigne vierge, dans un quartier calme d’une sous-préfecture aux toits de lauze ou aux murs de tuffeau ? Une chaise longue avec une pile de vieux livres de poche dans l’herbe ou une table de ferme sur laquelle il écrivait dans une cuisine aux tommettes fraîches, aux cuivres rutilants dans la pénombre traversée par des rais de soleil qui font voler une poussière lumineuse à travers les persiennes ? ”

Il pouvait être caché n’importe où, sur le plateau des Millevaches ou pourquoi pas dans les Cyclades.

Qui pourrait lui en vouloir ? Le monde s’écroule, les ouragans s’enchaînent, suivis de sécheresse, de canicule et politiquement ce n’est pas mieux, les Dingues sont au pouvoir, et la multiplication des cybersabotages risquent bien de provoquer une Grande Panne.

Il est urgent de retrouver Vivonne, car sous ses airs de poète fantasque, il semble avoir trouvé un passage secret vers un monde apaisé.

Mais n’est-ce pas “ un peu tard dans la saison ” pour retrouver Vivonne ? Devra-t’il Nager vers la Norvège, jusqu’au Cimetière des plaisirs pour vivre enfin Les jours d’après ?

« On ne savait pas depuis quand mais, c’était sûr, ils étaient là. Ils débarquaient dans les îles, et ils ne choisissaient pas n’importe lesquelles. Seulement celles qui possédaient dans leurs temples ou leurs bibliothèques des reliques et des livres du Poète. Ils massacraient les Amis qui tentaient de résister. Ils détruisaient les maisons et les bateaux. Ils rétablissaient le culte de l’Ancien Dieu.

Et surtout, les Autres brûlaient les livres du Poète. Les livres d’Adrien. ”

Ce que j’en dis :

Sentant venir la fin du monde, notre éditeur perclus de culpabilité, semble vouloir passer à confesse. Rongé par la jalousie face au talent de son ami poète, il s’est éloigné de lui et maintenant qu’il est en galère il le regrette.

Sachant que Jérôme Leroy possède plusieurs cordes à son arc, notamment celle de poète, je me demande si avec cette fiction qui n’est parfois pas si loin de la réalité, il n’a pas quelques comptes à régler avec l’humanité ?

“ Seuls les idiots croient que la réalité apprend plus de choses que les romans. Les romans sont les Guides du Routard de l’existence. En mieux écrits et avec des personnages qui nous ressemblent, même s’ils ne nous plaisent pas, surtout s’ils ne nous plaisent pas. ”

Mine de rien, tout en nous divertissant, on sent bien qu’il est inquiet sur le devenir de notre planète que ce soit du côté climatique que politique, mais aussi sur le monde de l’édition où la poésie a du mal à se faire une place au Paradis, du à certains éditeurs frileux et aux manques de lecteurs. Pourtant ne dit-on pas : les mots guérissent les maux. Alors si l’on en croit cette histoire, la poésie de Vivonne possède des chemins de traverse qui mènent vers un lieu préservé que seul les lecteurs trouveront. Elle me plaît énormément cette idée.

Ce roman atypique réunit à lui seul tous les styles de l’auteur, tantôt poète, tantôt romancier, pour les lecteurs de 7 à 77 ans voir plus, il joue avec les mots avec élégance et on ne s’en lasse pas. Si Vivonne détient un secret, il est clair que Jérôme Leroy nous passe de nombreux messages à travers ces réflexions pertinentes sur notre monde, et les conséquences que peuvent entraîner un tel chaos climatique et social.

En ces temps difficile, il est bien agréable de s’échapper dans un bon roman, et puis qui sait, Vivonne risque de vous surprendre et de vous révéler ses lieux secrets pour vous évaporer avec lui…

Il serait vraiment dommage de passer à côté.

Pour info :

Né à Rouen le 29 août 1964, Jérôme Leroy est un écrivain français auteur de romans, de romans noirs, de romans pour la jeunesse et de poésie.
Il a été professeur de français dans différents collèges du Nord, pendant près de vingt ans.
Après un premier roman, il découvre le néo-polar par l’intermédiaire de Frédéric Fajardie. Jérôme Leroy est l’auteur du livre Le Bloc (Gallimard, 2011) qui met en scène un parti d’extrême droite, nommé le « Bloc Patriotique ». En 2017, il est le co-scénariste du film de Lucas Belvaux, Chez nous, adapté de son ouvrage. Il publie également de la poésie et reçoit le prix de l’Académie française Maïse Ploquin-Caunan 2011 pour Un dernier verre en Atlantide (La Table Ronde, 2010). L’Ange Gardien(Série Noire, 2014) reçoit le Prix des Lecteurs Quais du polar/20 minutes en 2015. Jérôme Leroy est contributeur aux pages livres de Causeur et chroniqueur politique de l’hebdomadaire communiste Liberté Hebdo depuis 2008. En 2017, il reçoit le prix Rive Gauche à Paris pour Un peu tard dans la saison (La Table Ronde). Son avant dernier roman, La petite Gauloise, est paru à la Manufacture de livres en 2018.

Aux éditions Syros, on lui doit une Souris Noire – La princesse et le Viking – deux romans en Rat Noir : La grande môme (2017) et Norlande (2013) primé à de nombreuses reprises, un hors collection, Macha ou l’évasion (2016) et un Mini Soon + Les filles de la pluie (2018).

Je remercie les Éditions de La Table Ronde,pour ce voyage littéraire plein de surprises.

Nos corps étrangers

Nos corps étrangers de Carine Joaquim aux éditions de La Manufacture de livres

[…] l’impression de se trouver loin de Paris. C’était ce qu’Elisabeth aimait par-dessus tout : une fois poussée la porte vitrée, elle basculait dans un monde préservé, le monde de l’intime, protégé de l’environnement extérieur.

Élisabeth et Stéphane l’aimaient pourtant cet appartement Parisien où leur fille Maëva avait fait ses premiers pas, mais pour oublier ce corps étranger qui s’était immiscé dans leur couple, il était nécessaire de le quitter pour tenter de recoller les morceaux en prenant un nouveau départ dans cette grande maison à la campagne que Stéphane avait trouvé.

Prendre de la distance et pourquoi pas réaliser enfin certains rêves et tenter de réconcilier leurs corps devenus étrangers l’un à l’autre.

Elle avait doucement essuyé une larme, sans vraiment savoir ce qui, entre la douceur du souvenir et le déchirement du départ, l’avait fait couler. ”

Mais il n’est jamais simple de tourner la page, d’oublier la trahison, les mensonges, et l’adaptation à ce nouvel endroit est loin d’être aisée. De nouveaux corps étrangers s’invitent dans leur nouvelle vie, et risquent de perturber à nouveau le bonheur de leur famille.

Malgré les apparences, Élisabeth n’était pas là. Du haut de son donjon, elle voyait grand, elle voyait loin, devant elle s’étalait tout le champ des possibles, se dessinaient tous les rêves qui n’avaient pas encore pris forme et, elle le savait, cet horizon onirique lui serait accessible, si seulement elle faisait les quelques pas nécessaires pour s’éloigner de sa tour. ”

Et pourtant, c’est peut-être auprès de ces corps étrangers qu’il leur sera possible de retrouver enfin une raison de vivre…

Ce que j’en dis :

En apportant ce projet à Pierre Fourniaud, François Guérif, l’ancien directeur des éditions Rivages a eu du flair et on ne peut que le remercier au passage. Et personnellement ça me plaît ces transmissions entre passionnés qui permettent à de jeunes écrivains méritants de voir enfin leurs manuscrits sortir de l’ombre, et il aurait été bien dommage de ne pas découvrir celui-ci.

Dès les premières pages on tombe sous le charme de la magnifique plume de Carine Joaquim qui nous plonge dans l’intimité d’un couple désuni.

À travers les trois personnages qui composent cette famille, nous suivrons la tentative de reconstruction du couple, cherchant parfois un échappatoire auprès de corps étrangers. Que ce soit pour le couple ou pour Maëva en pleine crise d’adolescence qui découvre à son tour les prémisses de l’amour, rien ne sera simple.

L’auteur nous confronte à cette vie de couple, avec ses trahisons, ses non-dits, ses rêves, sa force mais aussi ses faiblesses, ses souffrances intimes, ses incompréhensions, ses regrets, tout ce qui rapproche ou au contraire détruit sans espoir de retour en arrière.

Un premier roman à limite du thriller psychologique qui cache bien son jeu, car c’est bien plus qu’une histoire de désamour, c’est une histoire qui rends bien justice à tous ces corps étrangers qui jalonnent ces pages.

Bouleversant, surprenant, porté par une plume pleine de sensibilité, Nos corps étrangers s’avère une très belle découverte, et j’espère qu’à mon tour je vous aurai donné envie de le découvrir.

Pour info :

Née en 1976 à Paris où elle grandit, Carine Joaquim vit aujourd’hui en région parisienne et y enseigne l’histoire-géographie. Si elle écrit depuis toujours, c’est depuis six ans qu’elle s’y consacre avec ardeur.Nos corps étrangers est son premier roman publié.

Je remercie la Manufacture de livres et l’agence Trames pour cette lecture intime qui ne manque pas caractère,

Friday Black

Friday Black de Nana Kwame Adjei-Brenyah aux Éditions Albin Michel

Collection Terres d’Amérique

Traduit de l’américain par Stéphane Roques

“ Trois vigiles suivirent Emmanuel à la trace dès l’instant où il entra. Chaque fois qu’il ralentissait ou s’arrêtait, les vigiles discutaient entre-eux ou faisaient semblant d’écouter une information importante dans leur talkie-walkie. Normalement quand Emmanuel venait ici, il portait un jean qui n’était ni trop ample ni trop moulant et une jolie chemise. Il arborait un grand sourire et marchait d’un pas très lent, n’observant les articles des magasins jamais plus d’une dizaine de secondes. Le degré de Noirceur d’Emmanuel dans un centre commercial était généralement un paisible 5. D’ordinaire, il n’était suivi que par un seul vigile. ”

Chaque jour aux État-Unis le racisme sévit, Emmanuel en est conscient et adapte en fonction des situations son “ degré de noirceur ” pour y faire face, et ce n’est pas l’acquittement de ce criminel qui avait décapité cinq enfants qui va le rassurer, bien au contraire, mais il a reçu une bonne éducation, alors il fait profil bas, jusqu’à aujourd’hui où il pensait faire ses débuts dans le monde du travail, mais voilà encore une porte qui se ferme. Trop c’est trop alors il rejoint un gang.

Dès la première nouvelle, le ton est donné et le degré de noirceur ne fera qu’augmenter

À travers ces nouvelles, l’auteur revisite à sa manière le quotidien des américains face à certains faits ou confrontés à certaines situations surtout lorsque la couleur de peau entre en jeu.

Pour un black vivre aux États-Unis peut s’apparenter à un véritable parcours du combattant, faisant une cible de premier choix et un coupable idéal.

Avec une bonne dose d’humour, pimentée de noirceur machiavélique Nana Kwame Adjei-Brenyah dénonce certains travers du peuple américain en particulier dans Black friday où l’on assiste à la frénésie des achats, à une surconsommation phénoménale où pour l’occasion on réserve un rayon spécial cadavre.

“ Environ quatre-vingts personnes franchissent la grille, au pas de charge et toutes griffes dehors. Poussant les portants et les corps. Avez-vous déjà vu des gens fuir un incendie ou une fusillade ? Cela ressemble à ça, la peur en moins et l’avidité en plus. Depuis ma cabane, je vois un enfant, une petite fille d’environ six ans, disparaître engloutie par la vague de consommateurs enfiévrés. […] Lance court vers le petit corps. Il tire le transpalette et tient dans l’autre main un énorme balai. Il pousse la brosse contre le flanc de la petite fille pour tenter de le faire glisser sur le transpalette, qu’il fera ensuite rouler jusqu’au rayon réservé aux cadavres. ”

Et lorsque vous découvrirez Zimmer Land, un parc d’attraction où l’on met en scène des tueries de masse, des meurtres, des attentas où le coupable blanc, évidemment s’en sort encore plus blanc que la neige, vous hallucinerez.

Tout comme lorsqu’il parle de l’avortement, c’est du jamais lu. Et c’est comme ça pour les douze nouvelles.

En lisant ce recueil, j’ai pensé aux nouvelles de Ray Bradbury réunis dans “ Le pays d’octobre ” toutes aussi pertinentes, machiavéliques, habillées de noirceur avec ce côté ironique qui adoucit la brutalité de certaines histoires.

Nana Kwame Adjei-Brenyah a l’imagination cruelle il nous offre un recueil de nouvelles surprenant, inventif, démoniaque, drôle, osé, une vraie bombe littéraire qui risque de bousculer plus d’un lecteur.

Une nouvelle plume américaine qui fait son entrée de manière remarquable, qui laisse parfois sans voix tellement ces nouvelles sont incroyables et tellement réalistes même lorsqu’il nous projette dans le futur.

De sa plume, il flingue l’Amérique avec style et j’espère que son encre noire à l’humour subversif donnera vie à un roman tout aussi puissant.

C’est vivement recommandé par Dealerdelignes toujours friande des belles plumes américaines qui ont de l’allure.

Pour info :

Nana Kwame Adjei-Brenyah est né en 1991 à New-York.

Il a été distingué en 2018 comme l’un des cinq meilleurs américains de moins de 35 ans par la National Book Foundation.

Son premier livre, le recueil de nouvelles Friday Black (2018), a été récompensé par le PEN / Jean Stein Book Award 2019.

Je remercie les Éditions Albin Michel pour ces nouvelles extraordinaires, absolument inoubliables.

Belladone

Belladone d’Hervé Bougel aux Éditions Buchet.Chastel

“ La maison n’est pas belle, la maison n’est pas propre, la maison n’est pas rangée. La serrure est cassée. Mon père l’a brisée une nuit, de trois coups de pied. Ma mère ne voulait pas le laisser entrer : Fous- moi le camp, tu es encore bourré! On bloque la porte d’un bout de carton replié, ça tient. Qui voudrait nous voler ?

C’est ici que nous vivons. C’est comme ça. ”

À la fin des années 60, l’été pointe son nez dans une petite ville maussade des Alpes. La montagne surplombe le bourg, et une statue géante de la Vierge veille sur la vallée.

C’est ici que vit un jeune garçon avec sa famille.

Du haut de ses dix ans, il observe et nous livre sa vie tourmentée d’enfant malmené.

Auprès de sa famille brisée par l’alcoolisme du père suicidaire, la violence du frère, le désespoir de sa sœur et d’une mère mal-aimante, cet enfant s’efforce de grandir, rongé par les secrets, silencieux retenant ses paroles qu’il faut taire à tout prix.

“ Nous ne savons pas ce qu’est apprendre la vie, comme le rabâche notre père, mais nous avons retenu cette leçon. Nous nous taisons. Nous nous taisons pour tout ; même entre nous, nous nous taisons.

Comment s’échapper de cette vie avec de si lourds bagages ?

La peur, à tout instant, la peur même au sommet de la joie, quand elle survient. La peur incessante, celle qui poigne le cœur. La peur qui enserre, la peur qui réduit , la peur qui diminue la vie. La peur qui harcèle. La peur qui tord le ventre et monte à la tête. ”

Par où s’enfuir ?

Ce que j’en dis :

Hervé Bougel nous offre un roman noir d’une grande sensibilité, écrit au cordeau, qui nous transporte en l’espace de quelques jours au milieu de cette vie tellement sombre que même le soleil brûlant de cet été caniculaire a bien du mal à trouver sa place.

Difficile de croire en l’avenir en grandissant dans un climat familial si torturé, et pourtant encore aujourd’hui de nombreux enfants connaissent une enfance similaire.

Impossible de ne pas être touché par ce court roman, cette écriture poétique, cette histoire dramatique qui nous donne envie de prendre cet enfant par la main pour l’emmener là où la joie illuminera enfin sa vie.

Un roman bouleversant qui vous mettra le cœur en miette.

Une belle découverte de cette rentrée littéraire 2021.

Pour info :

Hervé Bougel est né en 1958. A 16 ans, il quitte l’école et exerce différentes professions, jusqu’à devenir, en 1997, éditeur de poésie. Il vit aujourd’hui à Bordeaux.

Je remercie les Éditions Buchet . Chastel

Manger Bambi

Manger Bambi de Caroline De Mulder aux Éditions Gallimard / La Noire

“ Les miroirs de l’ascenseur les montrent en pied, le maquillage à peine entamé, intactes quasiment, et d’humeur joyeuse. La ravissante, c’est Hilda, Bambi pour son créa. Bambi à cause de ses yeux doux et de sa charpente légère, tout en pattes. Elle est en slim et top serré sur un torse sec, et gueule d’enfant grimée. La blonde, c’est Leïla, qui a les cheveux noirs et perd dix centimètres en arrachant sa perruque comme si c’était le scalp de l’ennemi. […] ”

Qu’est-ce qui peut bien pousser une jeune fille qui n’a même pas encore fêté ses seize ans, à rencontrer des papas gâteaux dans des chambres d’hôtel ? Est-elle pleine de vices, cherche t’elle juste à se sortir de la misère ou a-t-elle des comptes à régler avec la gente masculine ? Toujours est-il qu’avec ses copines, elles jouent avec le feu tout en s’en mettant plein les poches aux passages en dépouillant ces vieux vice lards pêchés sur le net.

[…] À part ça, la life me bousille, ouais, la vie est une pute et on a même pas la thunes pour l’acheter. »

Sous ses grands yeux qui laissent parfois couler quelques larmes si c’est nécessaire se cache une violence extrême qu’elle laisse échapper lorsqu’on lui refuse ce qu’elle veut.

« C’est pas de notre faute. On est des proies faciles et tout le monde en abuse. »

De retour à la maison il faut supporter “ Nounours ” le nouveau mec de sa mère. Sous prétexte qu’il allonge les biftons et permet à sa mère de s’alcooliser jusqu’à plus soif il faudrait être très gentille avec lui, vraiment très gentille.

Mais même pour faire plaisir à sa mère Bambi n’est pas prête à s’offrir sur un plateau.

Chaque jour tout peut basculer et l’empêcher de parvenir à fêter son seizième anniversaire.

Il est temps de balancer ce porc loin de sa vie…

Ce que j’en dis :

Ne vous fiez pas au titre, vous êtes bien loin d’un conte de fée, ici Bambi n’a rien d’une petite fille protégée par sa mère des vilains prédateurs, bien au contraire.

Caroline De Mulder nous offre une histoire démoniaque où la violence des jeunes filles fait froid dans le dos, étant généralement promulguée par des hommes.

Dans un style très évocateur, assez trash, utilisant même l’argot de la jeunesse qu’il n’est pas toujours simple à comprendre mais qui colle parfaitement à la sauvagerie de ces gamines, ce roman noir nous plonge dans la vie de Bambi devenue elle même une prédatrice pour tenter d’effacer sa souffrance. Auprès d’une mère défaillante, un père absent, son univers est parti en live et sa survie ne tient plus qu’à un fil, un dérapage est si vite arrivé…

La série noire peut s’enorgueillir de toujours nous offrir de magnifiques plumes, où la noirceur rayonne dans toute sa splendeur.

Manger Bambi ne fait pas exception, bien au contraire, n’hésitez pas à le dévorer.

Pour info :

Caroline de Mulder, née à Gand en 1976, est un écrivain belge de langue française. Elle réside à la fois à Paris et à Namur où elle est chargée de plusieurs cours de littérature aux Facultés Notre- Dame de la Paix.

Élevée en Néerlandais par ses parents, elle alterne ensuite des études en français et en néerlandais, primaires à Mouscron, secondaire à Courtrai, philologie romane à Namur, puis à Gand et enfin à Paris.

L’auteur qui aime dire avoir deux langues maternelles, a donc appris à écrire en néerlandais et à lire en français.

En 2010 , son premier roman « Ego Tango » (consacré au milieu du tango parisien, milieu qu’elle a elle même fréquenté assidûment), lui vaut d’être sélectionnée avec 4 autres écrivains pour la finale du prix Rossel. Elle est la cadette de la sélection et remporte le prix.

Elle publie en 2012 un premier essai : « Libido sciendi : Le Savant, le Désir, la Femme », aux éditions du Seuil. La même année, elle publie également un second roman (« Nous les bêtes traquées », aux éditions Champ Vallon) lors de la rentrée littéraire.

Chez Actes Sud, elle punlie, en 2014, « Bye Bye Elvis » et, en 2017, « Calcaires ».

Je remercie les Éditions Gallimard pour cette virée habillée de noirceur.