“ La vie en chantier ”

La vie en chantier de Pete Fromm aux Éditions Gallmeister

Traduit de l’américain par Juliane Nivelt

” Taz ferme les yeux et reste rivé à sa chaise, comme si on l’y avait attaché avec des cordes. Des chaînes.

Il contemple ses mains. Rien que le faux cigare. Il a dû laisser le sac dans le pick-up. Les biberons. Les trois boîtes de lait premier âge fournies par l’hôpital, chose que Marnie avait juré qu’ils n’utiliseraient jamais. Il s’en souvient très bien. Pas de lait artificiel. Hors de question. Pas même pour rigoler. Et ce n’est pas une question d’argent, avait-elle précisé. Elle tirerait son lait pour que Taz puisse nourrir Midge et voir ce que ça faisait, puisque ses seins à lui étaient aussi inutiles que le sont les hommes en général. Revoyant son sourire à ce moment précis, Taz oublie de respirer. Comment respirer. “

Marnie et Taz sont amoureux, très amoureux. Ensemble, à Missoula, dans le Montana, il rénove une maison, leur nid d’amour. Rien n’est encore terminé, leurs moyens sont plutôt modestes, et voilà qu’ils apprennent qu’ils vont être parents. Un grand bouleversement se prépare, mais unis comme jamais ils sont prêts à relever ce nouveau challenge.

Mais hélas c’est sans Marnie que Taz rentrera de la maternité avec sa fille.

” Lorsque plus aucun son ne s’échappe du berceau ou de la chambre au bout du couloir, il pose ses coudes sur ses genoux et prends sa tête entre ses mains, trop perdu pour oser fermer les yeux, effrayé par ce qui l’attend dans l’obscurité, dans ses propres pensées. “

” Ici sur terre, sans elle. “

Anéanti par la perte de son amour, il n’en demeure pas moins un père exemplaire, partagé entre le doute, et les joies de la paternité. Au programme, insomnie, nouvelles responsabilités, nouveaux souvenirs, nouveaux bonheurs, la vie en chantier prends une nouvelle tournure et réserve malgré tout de belles surprises.

” Il lève les yeux et se met à contempler le ciel comme si c’était une manne providentielle. La pluie ne dure pas plus d’une minute ou deux, mais dans les montagnes, c’est de la neige qu’il doit tomber. Les feux vont peut-être finir par s’éteindre, et le monde paraîtra un peu moins apocalyptique, alors même que la fumée et le brouillard semblaient faire partie de leur quotidien. “

Ce que j’en dis :

C’est le cœur serré que je me suis aventurée entre ses pages, sachant pertinemment que dès le début des émotions intenses allaient m’envahir.

J’étais prête à faire un bout de chemin avec Marnie et Taz, ce jeune couple d’amoureux et vivre avec eux les plus beaux moments de leur vie. Alors quand tout s’est effondré, j’ai bien cru au désastre mais c’était sans compter sur le pouvoir de la plume de Pete Fromm capable de nous transporter au cœur des grands espaces et dans la vie intime de ses personnages en nous faisant rêver sans jamais perdre de vue l’espoir.

En créant de l’empathie envers ses personnages, Pete Fromm nous lie à jamais à eux.

Il nous offre cette fois un formidable portrait d’un jeune père confronté à une perte inestimable et qui pourtant ne rejettera jamais son enfant affrontant également, les difficultés face à la pénurie de travail dans cette région du Montana. Il pourra compter sur l’amitié indéfectible de son meilleur ami et sur tous les élans de générosité qui l’aideront à faire face à toute cette tragédie.

Un beau roman, une belle histoire sans pathos mais avec une pointe d’humour qui évite la sinistrose.

Un roman intimiste magnifique, une histoire d’amour, d’amitié, où l’éclaircie tant espérée surgira après la tempête.

Un gros coup de cœur.

Pour info :

Pete Fromm est né le 29 septembre 1958 à Milwaukee dans le Wisconsin.

Peu intéressé par les études, c’est par hasard qu’il s’inscrit à l’université du Montana pour suivre un cursus de biologie animale. Il vient d’avoir vingt ans lorsque, fasciné par les récits des vies de trappeurs, il accepte un emploi consistant à passer l’hiver au cœur des montagnes de l’Idaho, à Indian Creek, pour surveiller la réimplantation d’œufs de saumons dans la rivière. Cette saison passée en solitaire au cœur de la nature sauvage bouleversera sa vie.

À son retour à l’université, il supporte mal sa vie d’étudiant et part barouder notamment en Australie. Poussé par ses parents à terminer ses études, il s’inscrit au cours de creative writing de Bill Kittredge, ce cours du soir étant le seul compatible avec l’emploi du temps qui lui permettrait d’achever son cursus au plus tôt. C’est dans ce cadre qu’il rédige sa première nouvelle et découvre sa vocation.

Son diplôme obtenu, il devient ranger et débute chaque jour par plusieurs heures d’écriture avant de décider de s’adonner à cette activité à plein temps. 

Pete Fromm a publié plusieurs romans et recueils de nouvelles qui ont remporté de nombreux prix et ont été vivement salués par la critique. 

Indian Creek, récit autobiographique, a été son premier livre traduit en français. Il vit dans le Montana.

Je remercie les éditions Gallmeister pour ce roman fabuleux ❤️

“ Un autre tambour ”

Un autre tambour de William Melville Kelley aux Éditions Delcourt

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lisa Rosenbaum

” En juin 1957, pour des raisons qui restent à éclaircir, tous les habitants noirs quittèrent l’État. Ce dernier constitue un cas unique dans l’Union, du fait qu’il ne compte pas un seul membre de la race noire parmi ses citoyens. “

Dans le Sud profond des États-Unis, en 1957, de bon matin Tucker Caliban se conduit de manière étrange. Il commence par répandre du sel sur son champ, puis abat sa vache et son cheval pour finir par brûler sa ferme. Une fois ces tâches accomplies, vêtu de son plus beau costume, il quitte la ville.

Le lendemain c’est au tour de tous les autres habitants noirs de déserter la ville.

En fin de journée, cette contrée s’est vidée d’un tiers de sa population et devient une ville de Blancs.

” … personne ne prétend que cette histoire est entièrement vraie. Ça a dû commencer comme ça, mais quelqu’un, ou des tas de gens, ont dû penser qu’ils pouvaient améliorer la vérité, et c’est ce qu’ils ont fait. Et c’est une bien meilleure histoire parce qu’elle est faite à moitié de mensonges. “

C’est ces Blancs, ceux qui restent, les enfants, les hommes et les femmes qui vont après le choc encaissé nous raconter cette histoire.

” N’importe qui, oui, n’importe qui peut briser ses chaînes. Ce courage, aussi profondément enfoui soit-il, attend toujours d’être révélé. Il suffit de savoir l’amadouer et d’employer les mots appropriés, et il surgira, rugissant comme un tigre. “

Ce que j’en dis :

Qu’elle soit vraie ou fausse, cette histoire cache sous ses allures de fable, de bien tristes révélations, qu’elles soient du temps passé ou du temps présent.

À travers la voix des blancs, ce roman choral remonte sur trois générations. L’auteur évoque les questions raciales à travers une histoire étonnante et pose un regard pertinent et avisé sur cette population malgré son jeune âge. À seulement 24 ans, il nous offre un roman surprenant mais au réalisme qui résonne hélas toujours actuellement, le racisme n’étant toujours pas prêt de disparaître.

Publié en 1962 au États-Unis, on ne peut que remercier Kathryn Schulz de lui avoir permis de sortir des oubliettes et féliciter également les Éditions Delcourt de lui avoir donné vie en France.

Un roman de qualité littéraire extraordinaire qui rejoint mon panthéon d’écrivains afro-américains auprès de Toni Morrison et James Baldwin.

” Le géant de la littérature américaine  » à découvrir absolument.

Pour info :

Né à New York en 1937, WILLIAM MELVIN KELLEY a grandi dans le Bronx. Il a 24 ans lorsque paraît son premier roman, Un autre tambour, accueilli en triomphe par la critique.

Comment ce jeune auteur, promis à une brillante carrière, a-t-il disparu de la scène littéraire ? Une décision consciente : la réponse est contenue dans son premier roman en quelque sorte.

En 1966, il couvre le procès des assassins de Malcom X pour le Saturday Evening Post, ce qui éteint ses derniers rêves américains. Anéanti par le verdict, il regagne le Bronx par la West Side Highway, les yeux pleins de larmes et la peur au fond du cœur. Il ne peut se résoudre à écrire que le racisme a encore gagné pour un temps, pas maintenant qu’il est marié et père.

Quand il atteint enfin le Bronx, sa décision est déjà prise, ils vont quitter la «Plantation», pour toujours peut-être. La famille part un temps pour Paris avant de s’installer en Jamaïque jusqu’en 1977.

William Melvin Kelley est l’auteur de quatre romans dont Dem (paru au Castor Astral en 2003) et d’un recueil de nouvelles. En 1988, il écrit et produit le film Excavating Harlem in 2290 avec Steve Bull. Il a aussi contribué à The Beauty that I saw, un film composé à partir de son journal vidéo de Harlem qui a été projeté au Harlem International Film Festival en 2015.

William Melvin Kelley est mort à New York, en 2017.

Je remercie infiniment les éditions Delcourt pour cette pépite littéraire.

“ Que le diable l’emporte ”

Que le diable l’emporte d’ Anonyme aux Éditions Sonatine

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié

” De fait, le diable venait d’arriver au Tapioca par les toilettes pour handicapés. Il arborait un de ses meilleurs costumes rouges et un chapeau melon assorti, mais il n’avait pas le large sourire qu’il affichait d’ordinaire lorsqu’il faisait son entrée. Ses yeux étaient d’un jaune sombre, ce qui signifiait généralement qu’il était d’une humeur maléfique.

« Annabel, dit-il d’une voix terriblement sérieuse. J’ai besoin de vous au Purgatoire. MAINTENANT. » “

Le diable est à prendre avec des pincettes, va pas falloir le chauffer aujourd’hui. Il vient d’apprendre qu’Annabel la diseuse de bonne aventure s’est bien foutu de sa gueule.

Apparemment le bourbon kid est vivant et pourrait bien devenir papa.

Pourtant tout le monde le croyait mort, même moi, et bien on nous a menti.

« Qu’est-ce que vous racontez comme connerie ? »

La bonne nouvelle plaît pas à tout le monde, et le Diable est bien décidé à envoyer JD en enfer, une bonne fois pour toute. Il va mettre toute son armée à ses trousses.

Le Kid va devoir se surpasser pour leur échapper et protéger coûte que coûte la femme de sa vie, la mère de son futur enfant.

” Voilà ce que je pense : si mon intuition est correcte, nous sommes dans ce qu’on appelle communément un véritable enfer . “

Ce que j’en dis :

En 2006 est apparût un mystérieux anonyme qui nous a fait découvrir un livre sans nom, un merveilleux OVNI littéraire aux airs de Tarantino. complètement déjanté et absolument jubilatoire. Depuis il a fait d’autres petits, tous aussi succulents et démoniaques. Que le diable l’emporte est le huitième opus et c’est avec bonheur que l’on retrouve le Bourbon Kid, ressuscité d’entre les morts.

Mais voilà, c’est chaud pour ses fesses, son retour s’il plaît aux lecteurs et permet à l’auteur à l’imagination phénoménale de s’éclater et de nous éclater également, le Diable n’est pas de cet avis.

L’anonyme va nous conduire dans bien d’étranges endroits et nous faire vivre une fois encore des aventures rocambolesques mais surtout irrévérencieuses.

Ici, toute la place est donnée au politiquement incorrecte, les jurons sont permis tout comme, la drogue, le sexe et l’alcool et utilisés sans modération.

Toujours aussi hilarant, toujours aussi rock’n roll, et surtout toujours aussi diabolique.

Alors fan d’Anonyme, et de JD alias Bourbon Kid, réjouissez-vous, le shot littéraire est à la hauteur de sa réputation. Venez prendre votre pied et au diable les convenances.

Pour info :

Désolée pas de scoop, un jour peut-être…

Je remercie les Éditions Sonatine pour cette lecture

“ Little Rock 1957 ”

Little Rock 1957 de Thomas Snégaroff aux Éditions 10/18

” Sur les affiches et dans les gorges déployées, des messages de haine : « Nègre, reste dehors ! », « Nous ne voulons pas de nègre ! », « Ceci est une école blanche ». Un manifestant, venu avec un bébé alligator, menaçait tout Africain-Américain qui pénétrait dans le campus de lui servir de proie. Pendant la manifestation, les Blancs pendirent trois nouveaux mannequins de paille noircie, l’un au-dessus de la porte principale du lycée, les autres sur de hauts mâts qui servaient théoriquement au lever du drapeau le matin. Les commerçants avaient baissé leur rideau en signe de soutien à la ségrégation et des miliciens contrôlaient en voiture l’accès de la ville. “

Le 4 septembre 1957 à Little Rock en Arkansas, ce qui aurait dû être un jour de fête pour ces neuf jeunes noirs enfin inscrits au lycée des Blancs, se transforme en véritable cauchemar. Ce jour devait pourtant être la fin de la ségrégation scolaire, mais hélas beaucoup en ont décidé autrement, en commençant par les élèves blancs.

Chaque jour, ils devront faire face au racisme, à un déchaînement de violence à leurs égards, à des insultes en tout genre, sans jamais pouvoir répondre aux provocations sous peine d’être renvoyés.

Mais le combat pour l’intégration ne fait que commencer, et déclenche une guerre politique qui risque d’ébranler l’Amérique.

Les Neuf de Little Rock entrent dans L’Histoire, mais à quel prix ?

” Je rêve d’un monde où l’homme

Ne méprisera plus son semblable,

Où l’amour réchauffera la terre,

Je rêve d’un monde où tous les hommes

Connaîtront les douces voix de la liberté.

Et où la cupidité ne ternit plus nos jours.

Monde des rêves, où Noirs et Blancs,

Sans se préoccuper de leur race,

Se partageront les dons de la terre.

Où tous les hommes sont libres

Et où la joie, perle éclatante,

Pourvoit aux besoins de toute l’humanité.

C’est d’un tel monde que je rêve.

Notre monde ! “

Poème africain-américain de Langston Hugues

Ce que j’en dis :

Présenté comme un roman, Thomas Snégaroff nous livre un événement historique à travers ce récit aussi passionnant que révoltant.

Un formidable travail de recherche de l’auteur donne à cette histoire une multitude de détails très enrichissants pour les lecteurs. Il se rapproche au plus près et au plus juste de ce terrible événement et revient également sur le passé et nous montre à quel point ces jeunes noirs étaient endoctrinés à toujours se soumettre, et à baisser la tête sans faire de vague.

” Un sentiment de honte s’était emparé de la petite fille : elle avait forcément fait quelque chose de mal pour déclencher une telle fureur chez un adulte. Et dans l’esprit de la petite fille se nicha un poison qui s’était infiltré dans de si nombreuses têtes d’enfants noirs. Que devenir blanc était un rêve. Que la couleur sombre de la peau était un indicible fardeau. “

Des inégalités sociales et raciales toujours présentes dans ce pays et ce n’est pas Trump qui va aider aux changements…

Thomas Snégaroff nous offre un récit bouleversant, remarquable qui mériterait sa place dans les programmes scolaires.

Une belle leçon de courage et une admiration sans bornes pour ces jeunes noirs qui méritaient leurs places sur les bancs des lycées  » Blancs « …

À découvrir absolument.

Pour info :

Thomas Snégaroff est historien et journaliste chez France Info où il anime l’émission « Histoires d’Info ».

Je remercie les éditions 10/18 pour ces pages d’Histoire passionnantes et terriblement bouleversantes.

“ Jolis jolis monstres ”

Jolis jolis monstres de Julien Dufresne-Lamy aux Éditions Belfond

” La fête, c’est toujours à l’intérieur que ça se passe. Un des premiers trucs que j’apprends depuis que je suis monstre. Plus d’heure pour jouer les arsouilles. Être monstre, c’est 24/24, ça ne se débranche pas au cordon. C’est l’oxygène qui alimente ton caisson. Tu chantes, tu danses, tu exécutes ta chorégraphie et si tu n’as pas ça au fond des tripes, tu peux dézipper ta robe à sequins et la laisser mourir. “

Dans les années 80 à New-York, James fait ses premiers pas sur scène.

Chaque soir, James s’efface, se maquille, se transforme et donne vie à Lady Prudence.

” Lady prudence se dirige vers la rampe. James s’est volatilisé sur la moquette de la loge, flaque d’homme en attente. Lady débarque dans le couloir et les deux nouvelles recrues lui disent. T’es si belle en drag-queen. Lady répond merci. Dans les marches, elle vérifie la boucle de ses bottes. Brillantes comme ses mains de taffetas. Lady se sent belle. Cavalière. À la conquête de son territoire. Elle grimpe rapidement l’escalier comme si Lady devait vite retrouver ses rêves au sommet d’une montagne.

Les voix s’élèvent depuis la salle. Ça pulse en elle comme du cristal. Lady grimpe la dernière marche et sous les lumières, j’apparais tout entière. “

Show must go on … show must go on…

James deviendra l’une des plus belles drag-queens de New-York, une légende des bals, la reine des cabarets, amie fidèle des Club kids et des stars underground.

Jusqu’à l’arrivée de cette saleté de SIDA…

” Keith vient de finir une fresque éléphantesque sans nom, belle et monstrueuse, (…) Mon ami l’a peinte pour les malades. Pour tous les séropos du monde et pour Ryan White, ce jeune collégien hémophile de treize ans, première victime du sang contaminé à qui l’on a interdit l’accès à l’école. Cette fresque est pour eux, pour les pestiférés, pour les salis, pour les montrés du doigt , pour tous les hommes et les femmes qui tomberont en silence, dans l’oubli salaud du monde. “

C’est lors d’une rencontre dans un bar, trois décennies plus tard, que James fera la connaissance de Victor à qui il confiera son histoire.

Victor rêve de monter sur scène, il a tout quitté pour tenter d’y parvenir. Grâce à Victor qui va devenir son mentor, il pourrait bien à son tour, briller sur scène.

Ce que j’en dis :

Amoureuse de la plume de Julien Dufresne-Lamy depuis son précédent récit ” Les indifférents ” (Ma chronique ici), je ne pouvais que me réjouir de ce nouveau roman qui m’embarque pour New-York auprès d’artistes de scène audacieux et audacieuses qui brillent de mille façons sous le feu des projecteurs.

” Pinceaux à ma droite. Pinces à ma gauche. Je me dévisage dans le miroir Hollywood. Face à mes cernes de koala, je vais avoir du boulot ce soir. Je commence par me raser à la lame badigeonnée d’aloe vera. J’efface James. Je décime son torse d’homme, ses avant-bras, le bord de ses mollets pour lui claquer le beignet le temps d’un soir. Devant le miroir, je retire mon jogging en pilou imprimé tartan bleu layette, je deviens théâtrale.

Je deviens Lady Prudence et c’est la nuit qui tombe, monstrueusement. “

À travers deux voix, entre James et Victor, le spectacle se dévoile et donne vie à ces deux êtres qui soir après soir jouent une autre scène de vie.

L’auteur nous plonge dans un univers fascinant, auprès de créatures sublimes travestissant leurs corps mais jamais leurs sentiments.

Ici on sème des paillettes dans les yeux, de l’amour dans les cœurs, du rêve dans les esprits.

On y croise Madonna, David Bowie, et des stars inconnues bourrées de talents multiples.

Et on découvre l’envers du décor, parfois violent où la drogue, les gangs, le sida abîment et broient tant de jolis monstres.

Tout un univers vertigineux qui va presque disparaître à l’arrivée de cette maladie qui va décimer trop de nombreuses stars.

Julien Dufresne Lamy nous offre un véritable feu d’artifice , une envolée littéraire dans l’univers des Drag Queens, une époque aujourd’hui révolue mais qui reste à jamais inoubliable.

Un véritable poète, parfois rebelle, enragé qui rends hommage brillamment à toutes les étoiles, ces artistes de cabarets qui s’illuminent à chaque levée de rideau.

Un véritable coup de foudre pour ce spectacle littéraire, absolument vertigineux.

” – Le principal est que j’étais là. Vivante. J’ai ramassé assez de vie pour être au monde et c’est ton tour maintenant. Profites-en. Mets ton maquillage, enfile tes tenues de soirée. Raconte tes belles histoires. Mais surtout prends soin de toi autant que tu peux.

Avant de partir, je te regarde une dernière fois. Je ne dis rien, mais je sais. Je sais que l’un sans l’autre, nous serions morts.

Ou pire. Inchangés. “

Ambiances musicales :

Comme ils disent, Charles Aznavour

https://www.google.com/url?sa=t&source=web&cd=10&ved=2ahUKEwjlqNj4tNrkAhULJBoKHVZ0DoYQt9IBMAl6BAgNECc&url=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3D74lbCst-LgE&usg=AOvVaw2adJdYqLcA4tp-cprAK3Cs

Mourir sur scène, Dalida

https://www.youtube.com/watch?v=NN2mxivM8Bo&vidve=5727&autoplay=1

Pour info :

Julien Dufresne-Lamy a trente et un ans et vit à Paris.

Après Les Indifférents (Belfond, 2018), Jolis jolis monstres est son quatrième roman.

Il est aussi l’auteur de plusieurs textes pour la jeunesse.
 

Je remercie les éditions Belfond pour ce fabuleux feu d’artifice littéraire.

“ Vaste comme la nuit ”

Vaste comme la nuit d’Elena Piacentini aux Éditions Fleuve Noir

Parfois, Mathilde a le sentiment d’avoir grandi hors sol. Elle est née à neuf ans. Quelques mois plus tôt, au terme d’une affaire sous haute tension, elle s’était juré de reconstituer le puzzle de son histoire. Un cold case vieux de trente ans, l’entreprise n’était pas de nature à rebuter le capitaine de police rigoureux et inflexible que ses collègues s’accordent à décrire. Rien ne s’est déroulé selon ses plans. La vie, comme à l’ordinaire, s’est chargée de jeter du sable dans les rouages. “

Après avoir été obligé de faire ses adieux à Lazaret, son ancien chef de groupe, Mathilde Sénéchal se retrouve sur une enquête vieille de trente ans.

Cette affaire va la conduire sur les lieux de son enfance, où très vite elle va être rattrapée par le passé, un passé qu’elle semblait pourtant avoir oublié.

Mathilde ferme les yeux. Le pont qui se disloque dans ses cauchemars et qu’elle ne parvient pas à franchir est peut-être celui sur lequel elle se tient. “

Le passé ne meurt jamais, il suffit parfois d’une odeur pour réveiller la mémoire et déverrouiller les accès qui mènent vers les souvenirs aussi cruels soient-ils.

Et même si les habitants demeurent muets comme une tombe, certains d’entre-eux vont pourtant jouer un rôle et l’aider à affronter la vérité, même dans l’ombre.

Ce que j’en dis :

Elena Piacentini à la particularité de me ravir autant par ses histoires passionnantes que par sa qualité d’écriture toujours très soignée. Un style qui se démarque avec brio, et rends ses romans incontournables. Notre Corse s’est assurée une belle place dans le monde du polar et c’est amplement mérité.

J’ai retrouvé avec plaisir Mathilde, sa petite protégée et son ours des montagnes à travers une nouvelle enquête qui nous plonge dans une sombre histoire, intrigante et inquiétante où les fantômes du passé s’invitent pour régler leurs comptes avec l’Histoire.

Non démunis d’empathie, ses personnages bien intégrés dans cette toile tissée à la perfection, piègeant le lecteur au passage, vont nous dévoiler de vieux secrets inavouables.

Une fois encore, Elena nous offre un polar parfaitement maîtrisé, dans une ambiance mystérieuse, illuminé par une plume fabuleuse, je ne m’en lasse pas.

Amoureux des polars, ne vous privez surtout d’un tel talent.

Pour info :

Née à Bastia en 1969, Elena Piacentini vit à Lille depuis vingt ans.

Elle a créé la série des Enquêtes de Pierre-Arsène Leoni, un Corse qui dirige la section homicide de la PJ lilloise, et elle est scénariste pour la télévision. C’est la nouvelle voix féminine du polar français. 

Des forêts et des âmes, le roman qui précède Aux vents mauvais, présenté cette année, fut finaliste du Prix des Lecteurs Quais du polar/20 Minutes et du Grand Prix de littérature policière.

Lauréat du prix Transfuges 2017 du meilleur polar français pour Comme de longs échos, (Ma chronique ici), elle affirme de livre en livre la singularité de son univers et de « son style plein d’empathie pour ses personnages », selon Le Monde.

Je remercie les éditions Fleuve pour ce polar aux nombreuses qualités absolument savoureux.

“ Occasions tardives ”

Occasions tardives de Tessa Hadley aux Éditions Christian Bourgeois

Traduit de l’anglais par Aurélie Tronchet

” Dans les heures qui suivront, nos perceptions ne vont cesser de changer et d’évoluer en accéléré, au fur et à mesure que nous nous adapterons à cette nouvelle forme déchirée de nos existences. (…) Sans Zachary, notre vie est livrée au désordre. De tous, il est bien celui que nous ne pouvions nous permettre de perdre. “

Alexandr, Christine, Lydia et Zachary avaient une vingtaine d’années lorsqu’ils sont devenus des amis très intimes. Deux couples se sont formés, pour le meilleur et pour le pire. Et lorsque le pire se présente un soir trente ans plus tard, que l’un d’entre eux décède, tout bascule.

” À l’arrière du taxi, les femmes se parlèrent à peine. Elles ne voulaient pas que le chauffeur comprenne ce qui s’était passé : la nouvelle n’était pas encore prête à s’aventurer dans le monde, elle était encore en elles, aussi dure qu’une pierre. “

Au lieu de rester soudés, la perte de Zach qui semblait être le pilier de la bande , déforme les relations et réveille de vieilles rancœurs.

Ce qui aurait pu les unir se transforme alors en colère et amertume.

Ce que j’en dis :

C’est toujours un grand plaisir de faire connaissance avec une auteure.

Dès le départ, je suis tombée sous le charme de la plume de Tessa Hadley pleine de poésie.

À travers cette histoire où ceux qui restent vont devoir faire leur deuil, on remonte le fil du temps, en plongeant dans l’intimité de ces quatre personnes qui se connaissent et se fréquentent depuis plus de trente ans.

L’auteur dépeint avec une bonne dose de psychologie les relations amicales et amoureuses, parfois très intimes, et les sacrifices imposés au profit de l’amitié.

Des relations parfois fragiles malgré les apparences, où l’amitié flirte avec l’amour mise en veille par les convenances, les petits arrangements, les compromis.

Et il suffit d’une absence, d’un départ définitif pour rompre l’équilibre et donner aux occasions manquées, une occasion de prendre vie même tardivement.

Un magnifique roman à découvrir absolument.

Pour info :

Tessa Hadley est née à Bristol, en Angleterre, en 1956.

Auteure de six romans et de deux recueils de nouvelles, elle est considérée comme l’un des plus brillants écrivains contemporains de son pays. Ses ouvrages, très réalistes, se concentrent souvent sur les relations familiales et mettent en scène des personnages de la classe moyenne, la plupart du temps des femmes.

Tessa Hadley enseigne aujourd’hui le creative writing à la Bath Spa University.

Je remercie les éditions Christian Bourgeois pour roman très touchant.

“ Mon territoire ”

Mon territoire deTess Sharpe aux Éditions Sonatine

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié

 » Papa ne titube pas trop, mais je suis trop loin pour voir s’il est couvert de son vomi comme la semaine dernière. Je suis sur le point de sauter de l’arbre, mais au lieu de se diriger vers la maison, il fait le tour de son pick-up et ouvre la portière côté passager. (…) Un faisceau éclaire l’entrée, et j’aperçois les pieds d’un homme qu’on traine sur le sol avant que la porte se referme en claquant.

(…) J’essaie de me convaincre que mes yeux me jouent des tours. Mais au fond de moi, je sais bien que non.

(…) Il fallait que j’apprenne, d’une façon ou d’une autre. Ce qu’il était. Ce que j’allais être.

C’est comme ça que ça s’est passé pour moi. “

Harley a seulement huit ans lorsqu’elle découvre la violence de son père. Cette violence n’est pas tournée contre elle, heureusement, mais contre un homme qui détient des informations sur la mort de sa mère qu’ils viennent de perdre.

Tout comme son père, elle est anéantie, mais s’efforce de cacher son chagrin.

Les bois deviennent son refuge loin de ce père noyé dans le whisky, entretenant sa haine contre les Springfield en nettoyant ses armes.

Huit ans c’est bien trop tôt pour perdre sa mère, bien trop tôt pour devenir responsable, bien trop tôt pour connaître la violence.

” Une vie contre une vie. C’est le seul moyen, mon Harley. “

Harley est la fille d’un baron de la drogue, qui espère bien la voir reprendre ses affaires le moment venu.

En attendant, il va l’élever à sa manière, la protéger et lui inculquer tout son savoir pour qu’elle puisse faire face à tous les prédateurs, notamment les Springfield.

 » Je suis une tireuse hors pair depuis que j’ai huit ans. Depuis la première fois que Duke a placé un revolver dans ma main. Quand mes doigts se sont refermés dessus, quand je l’ai levé et que j’ai visé la cible, tout le reste s’est effacé, si bien qu’il n’y avait plus que moi, l’arme, et le cercle rouge au loin, et c’était comme si je trouvais le premier vrai morceau de moi-même.

Il y a les bons tireurs. Et puis il y a moi. “

Auprès de son père elle apprendra à se défendre et auprès de Mo elle apprendra la bienveillance, telle que sa mère aurait fait.

 » Mon père m’a peut-être appris qui je dois être pour commander. Mais Mo est la femme est la femme qui m’apprend qui je dois être pour guider. “

” C’est une femme d’action. Elle m’en a appris davantage que tout autre femme dans ma vie. « 

À ses seize ans, ayant acquis un peu de liberté, Harley s’occupe avec Mo du Ruby et des Rubinettes, un héritage de sa maman dont elle peux être fière.

Le Ruby accueille les femmes et leurs enfants lorsqu’un éloignement s’impose suite à la violence de certains maris, certains pères…

” Dans le monde que gouvernent des hommes comme mon père ou Carl Springfield, les rubinettes sont à moi. Une extension de moi, un héritage de maman. “

Très vite elle va comprendre que les leçons de son père n’ont d’autres but que de la protéger.

” J’ai appris à la dure que Springfield cherche toujours, toujours à me nuire. “

Forte de son savoir, de son courage, quand elle est en passe de reprendre les rênes de l’empire familial, c’est à sa manière qu’elle le fera, quitte à prendre certains chemins de traverse non validés par son père qui pourraient bien aboutir vers un monde meilleur.

 » Si quelqu’un envahit ton territoire, tu tires d’abord, tu poses des questions après, mon Harley. “

Ce que j’en dis :

À travers cette histoire, Tess Sharpe nous offre une héroïne hors du commun, capable de tuer pour protéger ceux auxquels elle tient, comme une louve qui défendrait son territoire et ses louveteaux.

Car Harley se sent responsable du territoire où elle a grandi, et n’est pas prête à le céder à une bande de chacals assoiffés de sang et d’argent.

Elle a été élevée à combattre la violence tout en la côtoyant mais n’en demeure pas moins humaine grâce à l’héritage génétique de sa mère trop tôt disparue, son instinct de protection l’emporte sur le reste.

Tout comme son père, elle a soif de vengeance, mais elle fait partie de la nouvelle génération qui croit encore en un monde meilleur. En se servant de ses acquis et en souvenir de sa mère, elle risque d’en surprendre plus d’un.

Le passé se mêle au présent, on comprends mieux comment elle en est arrivée là, et pourquoi elle s’apprête à vouloir que tout explose. On en prend plein le cœur et on ne peut être indifférente à la vie tourmentée et mouvementée de Harley.

Harley McKenna fait partie des héroïnes que l’on n’oublie pas, elle rejoint Turttle de Gabriel Tallent, Ree Dolly de Daniel Woodrell, Tracy de Jamey Bradbury, des jeunes femmes fortes, de caractères qui grandissent trop vite et survivent malgré la violence qui les entoure.

Tess Sharpe fait une entrée remarquable et déjà remarquée dans le paysage littéraire, une écriture soignée, puissante, addictive, qui nous entraine dans la spirale infernale de la violence liée à la drogue mais où l’espoir est permis.

Une très belle découverte de cette rentrée littéraire en partenariat avec Léa du Picabo River Book Club, toujours généreuse avec les lectrices en organisant d’une main de maître des rencontres et en nous donnant la chance de lire en avant première de nouveaux romans, je la remercie chaleureusement ainsi que les Éditions Sonatine pour cette nouvelle aventure livresque.

Pour info :

Tess Sharpe est née dans une cabane au fond des bois et a grandi dans une campagne reculée de Californie.

Après un premier roman Young Adult, Si loin de toi (Robert Laffont, 2014), elle a participé à Toil & Trouble : 15 Tales of Women & Witchcraft, une anthologie de récits féministes. Et plus récemment, elle s’est lancée dans un préquel de Jurassic World, qui s’intitule The Evolution of Claire avant de publier son premier roman adulte, Mon territoire. 
 

“ Ce qu’elles disent ”

Ce qu’elles disent de Miriam Toews aux Éditions Buchet . Chastel

Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné

” Les réunions ont été organisées à la hâte par Agata Friesen et Greta Loewen en réaction aux étranges agressions qui hantent le quotidien des femmes de Molotschna depuis plusieurs années. Depuis 2005, en fait, les filles et les femmes de la colonie ont presque toutes été violées – par des fantômes ou par Satan, croyait on, à cause de péchés qu’elles auraient commis. Les agressions se produisaient la nuit. Pendant que les familles dormaient, les filles et les femmes étaient plongées dans un profond sommeil au moyen d’un anesthésiant en pulvérisateur, à base de belladone, utilisé pour nos animaux de ferme.(…) Récemment, on a appris que les huit démons responsables de ces attaques étaient des hommes en chair et en os de Molotschna, dont plusieurs étaient de proches parents – frères, cousins, neveux – des femmes. “

En 2009, en Bolivie, dans une colonie de mennonite de Mantoba, des femmes ayant subit durant quatre ans la folie des hommes, se sont réunies pour décider de leur avenir.

Elles ont quarante huit heures pour reprendre leur destin en main. Quarante huit heures pour décider si elles restent ou si elles quittent la colonie, quarante huit heures avant le retour de ces hommes, qui vont être libérés sous cautions…

” Nous perdons du temps, dit Greta, d’une voix suppliant. En voulant éloigner la souffrance, nous nous passons ce fardeau, ce lourd sac lesté de pierres. Il faut que cela cesse. Il ne faut plus nous refiler notre souffrance l’une à l’autre, comme une patate chaude. Absorbons- là, dit-elle. Inhalons-la, digérons-la, changeons-la en carburant. “

Ce que j’en dis :

Quand une écrivaine qui a connu dans sa jeunesse la vie dans une colonie identique mais heureusement plus moderne, s’inspire d’un fait divers réel absolument dramatique, cela donne un récit puissant et déchirant, même si sa lecture est parfois assez déroutante.

Afin de l’apprécier davantage, j’ai pris parti de le lire comme un témoignage et non comme un roman, car les discussions recueillies par August, qui fut un temps banni de la communauté, nous sont retranscrites avec précision mais de nombreuses personnes interviennent et j’ai parfois eu du mal à rester concentré, toutes ont tellement à dire.

Car, ce qu’elles disent est loin d’être anodin et c’est leur avenir qui se joue.

Trois solutions s’offrent à elles : Ne rien faire, rester ou partir.

Analphabètes, et pourtant pertinentes et éclairées même si elles ne connaissent rien du monde extérieur à la colonie. Elles vont devoir s’unir pour survivre ici ou ailleurs.

Un récit touchant, révoltant où l’on s’aperçoit une fois encore de tout le chemin qu’il reste à faire pour certaines femmes pour s’affranchir et se libérer de la tyrannie des hommes.

Ensemble, tout semble possible…

Pour info :

Miriam Toews est née en 1964 dans une communauté mennonite du Manitoba, au Canada.

Elle est l’auteure de plusieurs romans et a été lauréate de nombreux prix littéraires, notamment du Governor General’s Award. Elle vit au Canada. 

Ce qu’elles disent est son premier roman à paraître chez Buchet/Chastel, et le troisième à paraître en France après Drôle de tendresse (Seuil, 2006) et Pauvres petits chagrins (Bourgois, 2015).

Je remercie les Éditions Buchet . Chastel pour cette belle découverte.