Les nuits rouges

Les nuits rouges de Sébastien Raizer aux Éditions Gallimard

“ Bon sang, un homme passe quarante ans dans un crassier et personne ne remarque rien. ”

Dans le nord-est de la France, à deux pas des anciens hauts fourneaux, on vient de découvrir le corps momifié d’un homme. Il s’agit du cadavre d’un syndicaliste porté disparu depuis 1979.

Ses deux fils, des jumeaux ont grandi dans cette région dévastée économiquement et socialement, avec le poids d’un monstrueux mensonge, croyant depuis toutes ces années que leur père les avait abandonné.

Désunis depuis quelques années, c’est dans la noirceur qu’ils se retrouvent.

Alexis, employé de banque au Luxembourg s’en tire un peu mieux que Dimitri qui zone à droite à gauche tout en touchant à la came.

En apprenant la nouvelle, Dimitri se sent envahi par la rage, assoiffée de vengeance.

“ C’est toute une vie qu’il faut remettre en ordre […] Tout reprendre de zéro. L’histoire de ce monde. Expurger le mal à la racine. […] Ce qu’il faut maintenant, c’est de la violence, du sang et des larmes. Il faut des nuits rouges. Laver tous ces morts avec le seul rouge qui soit. Le sang. ”

Keller, le commissaire adjoint se retrouve sur l’affaire. Il vient de débarquer dans cette région peu accueillante qu’il ne connaît absolument pas, et va devoir en plus bosser avec Faas un inspecteur imprévisible.

“ Salopard, se dit Keller. Putain de salopard. Mais au moins, ça a le mérite d’être clair. Ingérable, allergique à la hiérarchie, histoires abracadabrantes à son sujet, face de rat. ”

Les ouvriers sidérurgistes ont disparu. mais leurs sangs rouges coulent dans les veines de leurs enfants, prêts à se révolter pour qu’enfin la vérité surgisse du fond des crassiers.

“ Les nuits étaient rouges comme des yeux injectés de sang, de haine, de peur et d’instincts de meurtre. Les nuits étaient rouges, comme la frontière entre la folie et la mort. ”

Ce que j’en dis :

Lorraine de souche, Lorraine de cœur, et même fille d’un ancien ouvrier des hauts fourneaux de Neuves Maisons, il était impossible pour moi de passer à côté de ce roman où la noirceur des crassiers envahit les pages en nous offrant presque une page d’Histoire. Car même si ce récit est une fiction, elle rends magnifiquement hommage à toute une région meurtrie et à tous ces hommes, ces gueules noires aux poumons encrassés qui ont bossé dans toutes ces usines jusqu’à leurs fermetures, laissant derrière elles des familles sur le carreau.

La colère de Dimitri, je l’ai connu même si c’est par la maladie que mon père est parti… comme tant de ses potes ouvriers.

“Ils ont tué le tissu social, la conscience de classe, la solidarité, la culture ouvrière, la notion de révolte. Ils nous ont hypnotisés par la peur jusqu’à nous faire oublier notre propre pouvoir. Il n’y a plus rien.”

Mais c’est avec classe et une certaine élégance même si elle est parfois brutale que Sébastien Raizer nous parle de la classe ouvrière à travers cette enquête criminelle habitée par une violence extrême.

Aussi complexes sont-ils, ses personnages plutôt barrés collent parfaitement à cette histoire. La crise sidérurgique a laissé derrière elle des vies chargées de souffrance, envahies par le désespoir alors pas étonnant que la came surgisse dans le paysage, et amène une nouvelle forme de violence que ce soit du côté des consommateurs que des vendeurs. La douleur face au profit, une histoire sans fin, un éternellement recommencement.

Ceux qui ne connaissent pas cette région, seront un peu comme ce flic, Keller, fraîchement débarqué et poseront à leur tour un regard sur cette endroit avec une terrible envie de remettre à sa place ce flic véreux, cette face de rat, tout en ayant une profonde empathie pour ces deux frères, notamment Dimitri ce révolté qui a déjà trop souffert.

Sébastien Raizer nous offre un récit d’une force incroyable où la violence explose tel le métal, hurlant sa colère dans les nuits rouges de l’Est de la France.

Bien évidemment la fille de l’est a apprécié et remercie humblement l’auteur pour ce récit terriblement brillant qui lui a permis de replonger dans ses souvenirs auprès de ses chers disparus, réveillant quelque peu la colère qui sommeille en elle…


Un dose d’encre d’acier trempée où la vengeance rends les nuits rouges éclatantes de beauté et d’effroi.

Pour info :

Sébastien Raizer est le cofondateur des Éditions du Camion Blanc, qui ont publié des cargaisons d’ouvrages sur le rock, et de la collection Camion Noir, aliénée aux cultures sombres.

Il est l’auteur de la trilogie transréaliste des « Équinoxes » à la Série Noire (L’alignement des équinoxes, Sagittarius, Minuit à contre-jour), ainsi que d’un Petit éloge du zen.

Il vit à Kyoto où il pratique le iaido et le zazen.

Je remercie également les Éditions Gallimard pour cette plongée violente dans l’Est de la France.

Nouvelle anonyme 3

C’est Dimanche et c’est le moment de retrouver notre Nouvelle Anonyme, les mots sans les noms, que vous pouvez lire ci-dessous , et également sur les liens si vous préférez. 
Bonne Lecture à tous . 

Nouvelle anonyme 3 

Télécharger en format EPub : 

https://drive.google.com/file/d/0B-GXG_wVp0fxRUtleVhjLUVkUnM/view
Télécharger en PDF : 

https://drive.google.com/file/d/0B-GXG_wVp0fxdl9Ka3dhZUhhSEk/view

Télécharger en ODT : 

https://drive.google.com/file/d/0B-GXG_wVp0fxMTdQMTVWYXJlTnc/view

No Man’s land

La nuit qui venait s’annonçait glaciale et pleine de brouillard. Le pilonnage avait cessé en début de soirée, la terre ne tremblait plus ; une accalmie sépulcrale régnait sur le no man’s land qui débutait aux premières fermes de Chaudancourt. Tassés dans leur tranchée, les guetteurs avaient les pieds dans la boue et le regard tourné vers la ligne de feu adverse. Abrutis de fatigue, ils tapaient du pied pour conjurer le froid. Personne ne prêtait attention aux gaspards qui se faufilaient entre leurs jambes. Certains étaient gros comme des chats.

Le 2e classe Gaston Lamotte était trempé, ses vêtements pesaient une tonne et sa chemise avait la consistance d’un vieux cuir raidi par la crasse. Il piquait du nez quand brusquement, quelqu’un gueula dans son dos. C’était Louis Garrigue de la prévôté : un butor colérique au crâne luisant comme un œuf. Ses épaules portaient les insignes de sergent. Beaucoup le haïssaient, car à chaque fois que les poilus montaient à l’assaut des lignes ennemies, il s’arrangeait pour rester au chaud dans sa casemate, occupé à ouvrir les courriers des soldats. Officiellement, c’était pour des motifs de sécurité : il fallait censurer ceux qui, volontairement ou non, signalaient la position du régiment. En fait, seules les lettres d’amour l’intéressaient. Surtout celles qu’écrivaient les demoiselles, avec du joli papier parfumé à la violette. Certains affirmaient qu’il conservait les plus impudiques dans une cantine, fermée par un lourd cadenas. La clef pendouillerait à son cou, dissimulée sous un tricot.

Le pandore remontait la tranchée en interpellant tous les gars qu’il croisait.

Ses yeux lançaient des éclairs et sa façon de rouler le « r » donnait à ses propos un ton grand-guignolesque.

— Le commandement recherche activement cet homme, disait-il en brandissant la photo d’un visage patibulaire.

Beaucoup de poilus le connaissaient déjà. C’était Léon Vachard, un déserteur qui avait récemment pointé les deux gendarmes qui s’apprêtaient à le renvoyer vers son unité. On annonçait une belle récompense pour qui lui mettrait la main au collet.

« Un pauvre type que les gaz ont rendu cinglé », songea Gaston.

Autour de lui, des soldats sifflaient de contentement.

Louis Garrigue ajouta :

— Si vous le descendez, c’est bien. Si vous le ramenez vivant, c’est mieux encore. De toute façon, la guillotine l’attend.

Il s’éloigna en pataugeant dans la glaise.

Gaston Lamotte avait d’autres préoccupations en tête.

***

Lors du précédent engagement, le capitaine de Château Blanc était tombé devant les boches. À lire le rapport rédigé par un sous-officier, il avait reçu une balle dans le dos. Les règlements de compte à la faveur d’un assaut n’étaient pas si rares, mais généralement elles ne concernaient que les hommes du rang. Pour l’heure, personne n’avait pu identifier le tireur. Ce n’était guère surprenant, le militaire était haï par beaucoup : on lui reprochait son lamentable esprit tactique ainsi que son obstination aveugle. Il avait déjà envoyé à la boucherie un nombre incalculable de Français. Son dernier fait d’armes remontait à dix jours ; après une charge qui mobilisa deux cents hommes, les bougres reçurent de Château Blanc l’ordre de canarder une position ennemie avant de réaliser qu’il s’agissait d’une tranchée occupée par des compatriotes. Cent dix poilus y laissèrent la vie.

Aussi, quand le colonel exigea qu’on récupère la dépouille du capiston, allongée au beau milieu du no man’s land, les volontaires se firent attendre. On procéda alors à un tirage au sort et Gaston Lamotte fit partie des élus. Il essaya crânement d’argumenter que depuis plusieurs jours, il toussait et vomissait de la bile après avoir inhalé de l’acide cyanhydrique en raison d’un masque à gaz défectueux, mais rien n’y fit.
Gaston n’était pas vraiment surpris du résultat ; une fois encore c’était Garrigue qui avait procédé au tirage. Il soupçonnait à chaque fois le gendarme de truquer l’opération. Ce dernier l’avait pris en grippe dès le premier jour de son affectation ; il lui reprochait d’être un instituteur arrogant, juste bon à faire de belles phrases.

— T’es pas dans ton salon, lui disait-il souvent, crois pas que tes fichus bouquins te protégeront de la mitraille des Teutons. Tôt ou tard, il y en a un qui t’embrochera comme un poulet. On verra si tu prends encore tes grands airs, une baïonnette bien enfoncée dans les boyasses !

Gaston savait parfaitement à quoi s’en tenir.

Il veut ta peau et il l’aura.

Tu restes dans cette unité et tu es un homme mort !

***

Les deux brancardiers attendirent que de gros nuages occultent la lune pour se hisser en dehors de la tranchée. Des arbres déracinés et les trous creusés par les bombes ralentissaient leur progression. Gaston et son compagnon d’infortune guettaient la moindre aspérité pour se protéger des tirs rasants.

Surtout ne pas tousser, tu risquerais d’alerter une sentinelle ennemie !

La nuit était pleine d’ombres et partout, l’odeur de charogne le disputait à celle de la terre.

Ils virent un amoncellement de corps près d’un chêne. Des gémissements s’en échappaient ; la dépouille du capitaine se tenait à proximité. Au moment où Gaston se redressa pour empoigner son brancard, une violente quinte de toux le plia en deux.

Presque aussitôt jaillit la clarté d’une fusée éclairante et concomitamment, une grêle de mitraille les jetèrent dans la première cavité venue.

Lamotte se tassait sur lui-même, le temps que le marmitage cesse.

Quand il releva la tête, celle de son équipier avait disparu, soufflée par une volée de shrapnels. La panique le submergea et il se rua droit devant. Au même moment, l’enfer se déchaînait. Il essayait de se boucher les oreilles pour ne pas entendre le miaulement des bombes qui retombaient en tourbillonnant. Un orage de feu, la nuit illuminée par les flammes et les déflagrations. Un dépôt de munitions explosa au contact d’un projectile et il lui sembla que la terre entière se soulevait pour l’avaler.

Il s’évanouit.

Quand il reprit ses esprits, il vit qu’il se trouvait dans une ligne allemande. Un pilonnage intensif avait soufflé les casemates encore debout. De son côté, Gaston n’avait plus sa pétoire et la crosse de son révolver était fendue.

Des boyaux boueux partaient dans tous les sens, il ne savait où aller. Au loin, on entendait sporadiquement la batterie des canons de campagne.

Au détour d’un fossé, il remarqua un entassement de caisses qui formait un escalier. Il se hissa par — dessus et vit un bout de champs cratérisé. De l’autre côté, une chapelle sans toit signait l’orée d’un petit bois. Il aperçut la pancarte plantée aux abords : « Achtung minen ! ».

Il rampa une vingtaine de minutes pour rejoindre l’abri. À l’intérieur, il s’adossa contre un mur lézardé. Il ne tarda pas à s’assoupir.

Une toux brûlante le tira de sa torpeur. Pendant qu’il crachait ses poumons au pied d’un bénitier, il ne vit pas la silhouette qui s’était rapprochée.

Quand il releva la tête, elle se tenait devant lui.

La bambine se nommait Alice, c’était la fille du cantonnier de Chaudancourt. Ses cheveux roux étaient noués en grosses nattes.

On racontait au sein de la troupe que l’homme servait occasionnellement de passeur. Une dizaine de poilus avait déjà rejoint l’arrière en empruntant des chemins à travers bois que ne connaissaient ni la hiérarchie ni les boches.

Gaston Lamotte flaira sa chance. Puisqu’on l’envoyait au casse-pipe récupérer un salaud de macchab, qui soupçonnerait que sa disparition n’était pas liée à une roquette ennemie ? Dans le sud, où habitait sa sœur, il pourrait se cacher le temps que cesse cette foutue guerre.

Alice restait prudemment l’écart. Elle se contentait de l’observer, avec un mélange de curiosité et de malice.

Gaston lui jura qu’il n’était pas un détrousseur ou un de ces pauvres gars, rendus cinglés par les gaz, qui rôdaillaient dans les tranchées abandonnées.

Des explications qui parurent convaincre la fillette.

Ils marchèrent côte à côte une vingtaine de minutes.

La bambine empruntait des sentiers à l’écart.

Le marmitage avait épargné la maison du cantonnier. Gaston le vit dans son potager, occupé à ramasser des courgettes ; la guerre semblait déjà loin.

Durant la soirée, Lamotte avala une soupe épaisse et discuta du prix de son évasion. Ce n’était pas si cher ; il lui resterait de quoi prendre le train pour Decazeville et retrouver sa sœur.

Après avoir sorti les billets de dix francs de sa poche, Gaston monta se coucher à l’étage. Il était abruti de fatigue. C’était une petite chambre qu’occupait jadis l’aîné du cantonnier. Il était tombé aux chemins des Dames et depuis, l’homme vivait seul avec sa fille.

Abruti de fatigue, le soldat sombra dans un sommeil agité. Pourtant, il faisait encore noir quand une nouvelle quinte de toux le réveilla, suivie d’un violent haut-le-cœur. Quelque chose dans la soupe ne passait pas. Il mourrait de soif. Il y avait un seau d’eau dans la pièce d’à côté. À tâtons dans l’obscurité, il se dirigea vers la porte et l’ouvrit avant de constater son erreur. Ce n’était pas le bon endroit.

Il alluma une lampe à acétylène qui traînait là et tomba sur des dizaines de bardas et tout autant de casques Adrien, entassés les uns sur les autres. Une grande caisse débordait de cartouchières et de fusils.

En ressortant dans le couloir, il vit de la lumière qui filtrait d’en bas. Le père et la fille chuchotaient. Les paroles étaient inintelligibles, mais il lui sembla que quelque chose clochait.

Un pressentiment angoissé lui serrait la poitrine.

Il s’habilla avec hâte avant de se laisser tomber depuis l’étage par la fenêtre de la chambre. Il se ramassa lourdement au sol et boita vers une grange. Il s’y cacha, le temps de reprendre son souffle.

Il régnait une odeur bizarre à l’intérieur. Un rayon de lune perçait la toiture malmenée avant d’éclairer une table sur laquelle se trouvait le corps d’un homme mort. Une pelle était posée non loin. On s’apprêtait à l’enterrer.

Le soldat s’approcha. Il reconnut le visage de Léon Vachard.

Le tueur de gendarmes…

***

Le cadavre ne présentait aucune blessure apparente, mais une étrange substance laiteuse sourdait de sa bouche.

On l’a empoisonné !

Gaston songea à la soupe qu’on lui avait fait boire ainsi et à tous ces poilus qui s’étaient « sauvés » grâce au passeur. Ils n’étaient pas allés bien loin…

Sans demander son reste, il s’enfuit à travers champs.

Au petit jour, le fantassin sentit qu’il ne ferait pas un pas de plus.

Putain de cheville, j’ai dû me la fouler en bombant de la chambre. Et cette douleur dans mes tripes. Ils ont dû mettre du raticide dans leur saloperie de soupe !

Il s’assit sur le bord d’une départementale et attendit sans pouvoir se relever.

Une heure passa puis un camion vint se garer sur le bas-côté. Gaston n’eut que la force de demander après son casernement. Il se dit qu’en plaidant la bonne foi, on le croirait peut-être. Il s’était égaré, voilà tout. Il fallait surtout qu’il dorme.

Le métayer, qui était un brave homme, le déposa à la brigade de gendarmerie la plus proche. C’était là que le Louis Garrigue coordonnait les recherches après Vachard. Il était seul derrière son bureau. Quand il vit l’état sans lequel se trouvait Lamotte, il remercia le chauffeur et conduisit le soldat dans sa voiture.

Le 2e classe débita son histoire en prenant soin d’omettre sa mésaventure à la ferme.

Garrigue hocha la tête, la mine sombre.

Étrangement, sa voix était plus douce qu’à l’ordinaire.

— Tu es un miraculé, l’instit. La plupart de tes camarades n’ont pas survécu à la dernière offensive des boches. J’ignore comment tu t’en es sorti, mais ce soir, tu dormiras dans des draps frais à l’hôpital militaire.

Sur ces mots, le gendarme claqua la portière.

Le cahotement de la bagnole berçait Louis qui sombra vite.

Quand le gendarme le secoua, il rêvait d’un bout de lard et d’un bain chaud.

En descendant de l’automobile, il ne reconnut pas son campement. C’était la cour d’une ferme à l’aspect familier.

Non loin, Alice se tenait près de son père, armé d’un fusil.

Garrigue prit son révolver d’ordonnance et fit sortir Gaston de la voiture.

— Tu peux récupérer le corps de Vachard, lança le cantonnier à l’attention du gendarme : on l’a chopé avant-hier, il est raide comme un coup de trique.

L’autre opina du chef avant d’ajouter :

— Pour la récompense, c’est la moitié chacun, comme d’habitude.

— Et le monsieur ? demanda la fille en désignant Gaston.

Le gendarme haussa les épaules.

— Enterrez-le dans un trou et faites-le péter comme les autres, ça passera pour une bombe des boches.

À ces mots Alice sautilla en battant des mains.

Nouvelle anonyme 2 

C’est Dimanche et c’est le moment de retrouver notre Nouvelle Anonyme, les mots sans les noms, que vous pouvez lire ci-dessous , et également sur les liens si vous préférez. 

Bonne Lecture à tous . 

Télécharger en format OTD :https://drive.google.com/file/d/0B-GXG_wVp0fxT2hWeG1mS0tOaVU/view
Télécharger en format EPub : https://drive.google.com/file/d/0B-GXG_wVp0fxS0NWMG5wOE5QTlU/view?usp=sharing

Télécharger en format pdf: https://drive.google.com/file/d/0B-GXG_wVp0fxVFg4SlZrYXhTRFE/view

Nouvelle anonyme 2 : 


Case management 

On s’était donné rendez-vous sur la terrasse du Grütli. Je l’ai trouvé voûté devant une bière, pâle et poché, penaud de mine, creusé de joue et l’œil vitreux. Plus aucune trace de la lueur d’espièglerie qui y flottait encore voici peu. Les traits amers et vieillis par la rancœur. Un crève-cœur. Le pantalon fatigué et la chemise fripée. Et lui flottant dedans tout amaigri. Lui si peu fait pour le travail maintenant dévasté par ces quelques mois de chômage. Après un instant d’hésitation, je lui ai tendu la joue et il m’a embrassée comme si de rien n’était.– Je te demande pardon, Denis. J’ai été au-dessous de tout.

– T’y peux rien. On s’est laissé prendre dans un engrenage.

– Je suis contente que notre amitié ait survécu.

Il m’a jeté un regard de naufragé avant de diluer son émotion dans une gorgée de bière. Sa main tremblait comme celle d’un ivrogne. 

– C’est tout ce qui me reste.

Une grosse boule s’est formée dans ma gorge. Le serveur venait de nous apporter la carte. J’ai senti que je ne pourrais rien avaler. 

– T’as envie de quoi ? 

– D’un plat qui se mange froid.

On s’est longuement dévisagés. Comme deux vieux amis qui se connaissent par cœur. Qui s’entendent à demi-mot. Et d’un hochement de tête, on a scellé un pacte. Notre serment du Grütli.

***

Quelques mois plus tôt, dans la festive dissonance de carnaval, on s’empiffrait avec les autres membres du service, on trinquait à la santé d’Hubert, chacun son tour prenait la parole pour relater une anecdote représentative de la bonne entente au sein de l’équipe. On noyait dans le champagne le regret de voir partir à la retraite ce chef si populaire qui n’avait jamais eu à user de son autorité pour nous motiver à donner le meilleur de nous-mêmes. Après plus de vingt ans de collaboration et d’amitié, ce repas d’adieux avait un goût de larmes. Prises par l’émotion, les voix déraillaient autant que les guggenmusik. J’aurais dû y voir un signe.

Hubert était déjà un pilier de l’entreprise quand j’avais été embauchée. C’était mon premier emploi, mon premier chef, quand j’ignorais quelque chose, il mettait cette lacune sur le compte de ma jeunesse. Il soulignait nos compétences, occultait nos erreurs, entretenait l’esprit d’équipe en nous rassemblant chaque fois que l’un de nous fêtait son anniversaire. Il savait mieux que personne désamorcer les tensions et prêter une oreille patiente à nos doléances. Plus qu’un chef, c’était un confident. La fois où je me suis plainte du peu de productivité de Denis, Hubert a trouvé les mots pour me réconforter :

– Chacun à sa manière contribue à la bonne marche de l’entreprise. L’un par son efficacité, l’autre par son entregent. Chacun son talent. Le plus fort a besoin du plus faible pour exprimer son plein potentiel. Comme les briques ont besoin du ciment.

Depuis cette conversation, j’ai considéré Denis comme un défi spirituel. Et l’amitié que mon sympathique collègue m’avait d’emblée inspirée ne s’est plus encombrée d’aucun reproche.
Malgré mes a priori négatifs et la conviction que personne ne saurait être à la hauteur d’Hubert, il faut bien reconnaître que notre nouvelle cheffe est plutôt sympa. Elle a déboulé début mars avec le dynamisme de ses trente ans. L’intérêt qu’elle témoigne à ses collaborateurs et à leurs activités extra-professionnelles la rend immédiatement populaire. Très vite, nous nous retrouvons à parler littérature.

– Ainsi donc, j’ai le privilège de connaître une écrivaine !

Cette vision des choses me flatte venant de quelqu’un de nettement plus jeune et déjà plus haut placée que moi. Louisa adore lire, de même qu’elle partage la passion du shiatsu avec la secrétaire de notre service, discute volontiers football et échecs avec le comptable et échange des astuces de jardinage avec la chargée de communication. Elle s’intéresse même à l’étrange dada de Denis, passé maître dans l’art de manier les automates munis d’une pince au bout d’un bras articulé. Alors que la plupart des gens qui introduisent une pièce dans la machine reviennent bredouilles, mon collègue arrive systématiquement à capturer la peluche de son choix. Un exploit d’autant plus saisissant que les lots en question ne sont plus entassés dans un caisson, mais disposés sur un tapis roulant. Denis passe ses pauses de midi à faire coïncider la vitesse de chute de la pince et la vitesse de rotation des peluches. Il revient au bureau les bras chargés de doudous acquis pour un franc qu’il distribue à tous les étages de l’entreprise.

– C’est donc votre amour des mots qui vous a conduite à la traduction ?

Je confirme mon attachement à la langue de Molière et comme il m’importe que le texte ait l’air d’avoir été pensé en français, mais aussi ma passion pour les particularités de chaque langue, la manière dont l’une éclaire l’autre.

– Ceux qui massacrent le français, je pourrais les tuer !

Elle sourit de ma fougue et je sens une complicité se nouer. Quel soulagement d’être si bien tombée, alors qu’on entend tant d’horreurs au sujet des relations professionnelles !
À mon niveau de notoriété, tout livre vendu est source de joie et chaque personne qui se rend à l’une de mes séances de dédicaces m’inspire une reconnaissance durable. Quand il s’agit en plus de ma nouvelle cheffe, qu’elle m’achète directement trois exemplaires et parle d’en placer un en évidence à la cafétéria, j’en viens à me dire que je n’ai pas perdu au change par rapport à l’ère Hubert. Tandis que j’essaie d’attirer d’autres clients, elle s’immerge dans mon univers. À la fin du temps imparti aux signatures, elle est toujours assise dans un coin de la librairie, à tourner les pages.

– Quelle imagination ! C’est passionnant.

Je rougis, bafouille, la remercie de sa disponibilité.

– T’as fini, je te ramène ? Oh pardon, ça ne te dérange pas qu’on se tutoie ?

J’acquiesce, débordante de contentement. Le printemps commence décidément sous les meilleurs auspices. Louisa pilote une petite Renault alpine chic et sport. Je la félicite de ce choix qui lui correspond si bien. Elle semble apprécier le compliment, me relaie à son tour de tous les éloges qu’elle a entendus au sujet du professionnalisme et de l’efficacité du tandem de traducteurs. Je me rengorge, m’abstiens de relever que Denis n’y est pas pour grand-chose.
J’accueille mon collègue avec un regard accusateur, suivi d’un coup d’œil appuyé sur l’horloge. Denis me salue comme si de rien n’était, allume son ordinateur d’un geste nonchalant, vient aux nouvelles :

– T’as eu du monde à ta séance de dédicaces ?

– On en parlera à la pause, je lui rétorque.

– Tiens, elle est pour toi, celle-là.

Il me tend une de ces foutues peluches que je repousse avec irritation.

– J’en ai déjà deux ; je ne vais pas les collectionner.

– Elle m’a tout de suite fait penser à toi. Le même petit air austère, un peu renfrogné. Je me suis dit : celle-là, il me la faut. Pour Stéphanie.

Je soupire. Le bruit d’un jeu vidéo exacerbe mon agacement.

– Tu sais que ça fait presque deux heures que je bosse ?

– Alors tu dois avoir besoin d’un café. Je t’accompagne ? Je me demande ce qu’ils ont mis comme poisson d’avril dans le journal.

Je suis sur le point de lâcher une salve de reproches quand Louisa déboule dans notre bureau.

– Salut vous deux. Ça gaze ? Qui c’est qui s’est occupé de la version française du mailing ?

Comme d’habitude, c’est moi, je m’étonne qu’elle pose encore la question.

– Très bien dans l’ensemble, mais j’aimerais qu’on regarde deux trois détails. Il me semble que le guide du langage épicène n’est pas toujours respecté. C’est important de féminiser les noms. De nos jours, on dit une agente, une autrice, une rapporteuse.

– Ouh, la rapporteuse, plaisante Denis.

Louisa lui adresse une moue de mépris. Malgré mon accablement à devoir défendre une fois de plus mes convictions en la matière, le dernier terme m’arrache un sourire.

– Je ne pense pas qu’on fasse progresser l’égalité en rappelant à chaque phrase que la protagoniste est une femme. On dit bien une sentinelle, une personne, une recrue et aucun homme ne s’en offusque.

– L’égalité s’écrit. À l’heure actuelle, c’est un acquis. On ne dit plus les traducteurs, mais les traductrices et les traducteurs.

– … compétentes et compétents sont allées et allés ? ironise Denis.

– Ce n’est pas avec la grammaire qu’on fera progresser les salaires, ni reculer la brutalité envers les femmes, je surenchéris.

Ma cheffe se raidit :

– Je ne suis pas venue lancer un débat idéologique. Je vous demande juste de prendre acte. Il y a aussi par endroits un vocabulaire un peu vieillot que j’aimerais qu’on adapte.

Habituée aux compliments, j’accuse le coup avec surprise, jette un coup d’œil sur les mots corrigés :

– Mais pourquoi le terme de workshop ? On a l’équivalent français !

– Ces formations ne sont pas à proprement parler des ateliers.

– Pas le fundraising, tout de même !, je gémis

– Tout le monde appelle ça comme ça, de nos jours.

– Et le desk, le secrétariat est maintenant un desk, je m’étrangle d’indignation.

– Bon, je te laisse prendre connaissance et tu me droppes le texte définitif asap.

– Pardon ?

– Tu me le forwardes.

– Forward fast, pouffe Denis en mimant les mouvements d’un rameur.

Elle le lapide du regard et se dirige vers la porte pour nous signifier que la discussion est close. Dès que son pas disparaît dans le couloir, nous nous tournons l’un vers l’autre : « Tu me le droppes asap », répétons-nous d’une seule voix en singeant son expression. Rien de tel qu’un accablement commun pour se réconcilier.
Le six avril, tout le service moins Louisa se dirige comme un seul homme-et-femme vers le Grütli. Le pli de l’habitude. Il y a longtemps que nous n’avons plus besoin de la secrétaire pour nous rappeler quand l’un de nous fête son anniversaire. Notre comptable en l’occurrence. Sauf qu’à notre étonnement dépité, aucune table n’est réservée à notre nom. Pire : il n’y a pas de place pour douze personnes. Nous restons un moment plantés à l’entrée, décontenancés, gênant les allées et venues des serveurs, avant de décider de nous rabattre sur la pizzeria la plus proche. Soudain, mon ancien chef me manque férocement. Le repas paraît bien morose sans son traditionnel discours et ses pointes d’humour. Le moment de l’addition nous rappelle qu’Hubert offrait toujours le vin. Nous trinquons à sa santé plus qu’à celle du comptable.

– Quelqu’un a pensé à avertir Louisa ? s’enquiert soudain le journaliste.

– Elle avait un dossier pending à terminer asap, explique Denis. Pas question de le postponer.
Cette fois, Louisa ne fait pas irruption dans notre bureau : elle me convoque dans le sien. Je m’y rends à reculons, appréhendant les nouvelles couleuvres au menu. Réponds à son salut cordial par un bonjour un peu crispé. D’un geste, elle m’invite à m’asseoir.

– Tu m’as habituée à de l’excellent travail, Stef, et je n’en attends pas moins d’une écrivaine.

Ce féminin m’agace plus que de coutume. Je l’ai toujours trouvé affreux.

– Mais depuis quelque temps, je te sens moins investie. Ça déteint immédiatement sur la qualité des textes que tu nous rends. Le dernier, franchement, est indigne de toi.

Elle me tend une feuille toute veinée de corrections. Je m’y penche, contrite. Encore un point de terminologie fashion que je n’ai pas respecté. Un soupir m’échappe. Plus loin, une monstrueuse faute d’accord. Je bondis :

– Mais ce n’est pas moi. Jamais je n’aurais écrit « elle s’est dite » !!! Et ce s manquant à un participe passé, ce n’est pas possible qu’il m’ait échappé.

– Tu étais moins concentrée ces derniers jours. J’espère que ce n’est qu’une mauvaise passe.

– Louisa, je vais tirer ça au clair. Je t’assure que je ne commets pas ce genre d’erreurs.

Elle prend le temps de me dévisager :

– C’est grave, Stef, ce que tu insinues là. Pourrais-tu préciser le fond de ta pensée ?

La question me déstabilise. Je n’ai pas voulu porter d’accusation. Juste me défendre contre une injustice.

– Je voulais simplement dire que les accords de participe, c’est quelque chose que je maîtrise parfaitement.

– L’erreur est humaine, ma chère. Je propose que dorénavant, Denis et toi, vous vous relisiez vos textes avant de les renvoyer. Rien de tel qu’un regard extérieur pour minimiser le risque de coquilles.

J’aimerais objecter que Denis, en parfait bilingue, a un français parfois fédéral. Qu’il risque de détériorer mon travail plutôt que de l’améliorer. Ne voyant pas comment formuler ça sans tomber dans la délation, je me tais et encaisse la nouvelle consigne.
Neuf heures, neuf heures trente, neuf heures quarante et toujours personne d’autre que moi dans le bureau des traducteurs. Je fulmine. Contre ma supérieure et ses règles débiles. Contre mon collègue et son incorrigible indolence. Contre la dégradation de la langue avec ma complicité forcée. Mon texte est prêt, je suis censée le rendre pour dix heures, mais avec la bénédiction de Denis qui n’est pas fichu d’arriver. De toute façon, je sais d’avance qu’il ne va rien trouver à y redire, le lui soumettre est une pure formalité. J’hésite à court-circuiter la consigne lorsqu’enfin, la porte s’ouvre sur son pas désinvolte.

– Putain, Denis, t’as vu l’heure ?

– Cool, ma belle, faut pas te mettre dans des états pareils. Je t’offre un café ?

– Écoute, là ça commence à bien faire. Figure-toi qu’on doit tout se relire mutuellement, désormais. Alors tu poses tes fesses et tu me contrôles fissa ce communiqué de presse, il me reste un quart d’heure chrono pour le rendre.

– Tu vas pas vivre longtemps si tu te stresses comme ça. Ils ont mis le quinze avril à dix heures parce qu’il faut bien indiquer un délai. Mais personne ne va mailler si tu l’amènes à midi.

– Denis, j’ai toujours eu de la peine avec ton attitude, mais là, je ne supporte plus.

– Moi, ton petit côté psychorigide, je trouve ça mignon.

Il s’exécute mollement, souligne deux ou trois passages.

– T’as oublié de féminiser un pluriel.

– T’as raison. Qu’est-ce qu’elles me gonflent, ces nouvelles règles !

– Et là, pour l’accord, je ne suis pas sûr.

– Si, si, c’est juste, aucun doute à ce sujet.

– Mince alors, je crois qu’hier, j’ai dû t’ajouter une ou deux fautes.

– Parce que t’avais déjà touché à l’un de mes textes ?

– Ben, c’est ce que veux Louisa, non ?
Une nouvelle convocation me tombe dessus vers la mi-mai. Louisa m’accueille le regard dur, les lèvres pincées, le front scindé d’une ride de contrariété :

– Ça ne peut pas continuer ainsi, Stef, je ne te reconnais plus. On m’avait vanté ton efficacité et ta précision. Ces derniers temps, tu accumules les bévues et les retards. J’espérais que tu aurais une influence positive sur Denis et on dirait plutôt que c’est lui qui déteint.

– Notre tandem fonctionnait très bien avant….

Elle m’interrompt juste à temps pour ne pas m’entendre contester son « leadership ».

– Tu ferais peut-être mieux de consacrer ton énergie à ton travail plutôt qu’à tes romans.

Je me demandais justement si elle avait terminé mon livre et s’il était encore question de l’exposer à la cafétéria. La pointe de mépris clairement décelable dans son intonation m’épargne la peine de lui poser la question.

Depuis deux semaines, la consigne réaménagée par mes soins est plus ou moins gérable. Je corrige la forme et le fond, tandis que Denis se contente de vérifier la bonne application des règles épicènes. Rien d’autre, promis-juré. Quelle n’est pas ma stupéfaction d’entendre, en arrivant dans le couloir, le cliquetis d’un clavier en provenance de notre bureau. Un lundi matin à huit heures ! Jamais en vingt-cinq ans, Denis n’a commencé avant moi. Je n’ose imaginer le savon que Louisa a dû lui passer pour modifier à ce point sa nature profonde. Un second choc m’attend sitôt franchi le seuil : ce n’est pas Denis qui occupe le siège en face du mien. J’en sursaute de surprise. L’intruse se lève et me tend la main :

– Bonjour, je suis Sylvie, votre nouvelle collègue.

Je la dévisage abasourdie. Sa blouse bien boutonnée, son pantalon sans faux pli, sa tenue convenue, la servilité de sa posture, son sourire appliqué, tout en elle respire l’employée modèle et m’inspire d’emblée une franche aversion. Je la devine studieuse, bûcheuse, flatteuse et extensivement disponible. Le genre à compenser le manque de talent par un excès de zèle. Son bureau bien rangé, sans une feuille qui dépasse, et l’alignement rigide de ses dictionnaires, contrastent violemment avec le joyeux foutoir de Denis. Je note avec désolation qu’il ne reste plus la moindre peluche.

Juin commence au ralenti. Rien à traduire, pas une ligne, ma nouvelle collègue engloutissant communiqués de presse et bulletins d’info avec une voracité de rapace affamé.

– Tu veux pas qu’on partage ?

– La cheffe estime que je dois me mettre au courant.

Je soupire devant tant de stakhanovisme. Le cliquetis de ses doigts m’agace prodigieusement. Son air concentré, son souci de bien faire, la peine qu’elle se donne pour chercher des renseignements que je pourrais lui fournir de mémoire. Comme je regrette l’oisiveté de Denis, ses attentions, ses plaisanteries, la bonne humeur qu’il faisait régner ! Je me promets de l’appeler à la pause, hésite, me repasse en boucle mes derniers entretiens avec Louisa, les indices que je lui ai fournis au sujet de l’incompétence de mon collègue, toutes ces bribes de délation qui m’ont échappées et qui ont peut-être conduit à ce désastreux remplacement.

Un coup d’œil à l’horloge m’apprend qu’il ne s’est pas écoulé plus de cinq minutes depuis la dernière fois que j’ai regardé l’heure. J’éprouve enfin tout le poids de l’inactivité. Cette intenable inertie. L’horreur des heures passées à ne rien faire. Pauvre Denis ! J’aimerais lui dire combien je le comprends. J’hésite à quémander une page à l’imposteuse, renonce par amour-propre. Déjà mon imagination s’empare de cette odieuse personne, crée un décor autour d’elle, une famille, une situation qui va me servir d’exutoire. J’ouvre un nouveau fichier et entame une histoire où Sylvie tient un rôle de premier plan.

Surprise en flagrant délit, je me suis vue rappelée à l’ordre. Là où Hubert se serait montré compréhensif, conscient que je sais aussi m’investir à fond en cas d’avalanche, le nouveau management à l’américaine ne plaisante pas : avertissement, menace, sanction.

– Je peux aussi bloquer ta progression salariale. Sylvie n’a de loin pas ton expérience et elle abat déjà plus de travail que toi.

Devant tant de mauvaise foi, j’ai senti un éclat de haine briller dans mon regard. Louisa en a aussitôt remis une couche :

– Tu sais Stef, à ta place, je me tiendrai à carreau. Personne n’est irremplaçable et, à bientôt cinquante ans, on ne vaut plus grand-chose sur le marché de l’emploi. À moins que tu n’espères vivre de tes droits d’auteur, elle a ajouté avec une moue moqueuse.

Depuis, mon début de roman me brûle les doigts. Je m’encombre de toutes ces idées que je n’ose déverser sur clavier. Risque tout au plus une ou deux notes manuscrites pendant que l’autre pianote. Ma tête déborde. Des pans entiers m’échappent et des tournures se perdent. Le temps s’enlise et les heures m’abrutissent. Je me laisse envahir par un immense sentiment d’inutilité, tel que Denis a dû le connaître quand je traduisais avec ferveur à ses côtés.
***

Drôle d’ambiance ce matin au travail. Les premiers arrivés passent le mot aux suivants : on est tous et toutes convoqués à la salle de conférence à neuf heures. Pour une communication du directeur. Les suppositions vont bon train. Vague de licenciements, restructuration, déménagement, délocalisation ? Moi, je suis déjà au courant. Il avait raison, Hubert, chacun a un talent utile à la bonne marche de l’entreprise.

« On va lui régler son cas », a promis Denis quand on s’est revu avant-hier au Grütli. Le plan lui redonnait un peu de poil de la bête. Je n’ai pas émis d’objection sur le fond. Juste corrigé la forme : « De nos jours, on parle de case management. » L’annonce du directeur plonge tout le service dans un abîme de perplexité. Dire que la veille au soir, notre cheffesse enchaînait encore les virages sur la route à flanc de coteau qui mène chez elle. Au volant de sa Renault Alpine. Pas plus grande qu’une peluche, vue d’en haut. Avant qu’une pierre ne lui fonde dessus. Comme une serre de métal en plein pare-brise.

Nouvelle anonyme 1 

Amateurs de nouvelles, voilà de quoi vous réjouir. Chaque semaine grâce à la nouvelle édition du trophée Anonym’us, vous allez découvrir  » les mots sans les noms « . 

23 auteurs anonymes et leurs nouvelles 

Tout comme les années passées , chaque Dimanche je vous présenterai la Nouvelle de la semaine à lire ci-dessous :

Je vous souhaite une belle lecture. 

Nouvelle 1 : 

Quand j’étais Jessica Jones 



Je me réveille, il fait nuit. Une lune édentée ricane entre les barreaux. Des portes claquent au bout du couloir. J’attrape l’iPod et j’envoie Metallica exterminer leurs sales bruits. 


J’ai encore rêvé. Dès que je m’endors, la scène se reproduit à l’infini. Je me vois dans le miroir de ce faux Saloon, encore plus pâle que dans la vraie vie, mes longs cheveux noirs lâchés, le regard sombre, un rouge à lèvre trop rouge, trop épais, comme mis à l’arrache. J’ai toujours les mêmes fringues : un perf qui a vu toutes les guerres depuis Blitzkrieg Bop des Ramones, un jean, des bottes de motard. Mon armure trouée mais qui me protège un peu. Bobby règle un des projos, il me fait signe d’avancer. Il a de larges épaules, une tête ronde, un sourire gourmand. Il me regarde comme une friandise, me fait rouler un instant dans ses yeux et je sens le rouge à lèvres fondre à distance. Derrière lui Power Girl, Miss Hulk, Wonder Woman, Bat Girl et Super Jaimie attendent leur tour. Elles vont perdre et je vais gagner, comme à chaque fois. À part Cat Woman qui me fait un peu d’ombre, les autres ont du mal à tenir la distance. Derrière la caméra Norman se la joue. Super Nono, le producteur de cette belle émission, dans son costard sur mesure qui n’arrive pas à masquer son gros derrière et ses jambes trop courtes.


J’ouvre les yeux : retour brutal à la réalité. Un jogging gris informe pendouille sur une chaise en attendant mon réveil. L’ignorer… pour quelques heures. Si un jour je m’en sors, je ne mettrais plus jamais de survêtement. Au moins dans mes rêves, je retrouve mes fringues de Jessica Jones, celles qui ont fait de moi l’actrice la plus courtisée du PAF. Du moins, c’est ce que je croyais…


J’ai toujours rêvé d’être une actrice. Enfin non… ça a débuté un été pluvieux dans le Limousin quand j’avais une quinzaine d’années. Abandonnée chez ma grand-mère le temps des vacances, j’ai découvert un stock de vieilles cassettes vidéo dans l’ancienne chambre de mon père. C’est là, dans cette piaule à l’odeur de moisi que j’ai pris ma première claque : Mauvais sang. Plus rien d’autre n’avait d’importance. J’étais Alex, électrique, folle amoureuse, je courais à perdre haleine en gesticulant sur Modern Love et la caméra pouvait à peine me suivre. C’est dans cette vie-là que je voulais habiter. J’ai savouré chaque film. Je me repassais certaines scènes pour apprendre les dialogues par cœur ou juste pour le plaisir. Out of Africa, je crois que je l’ai vu dix fois. J’aurais voulu éjecter Meryl Streep et m’installer pour toujours avec Redford dans son petit avion. On aurait baisé là haut, intensément, en traçant des loopings parfaits dans les ciels africains. 


À partir de là, j’ai tout donné pour réussir. J’ai décroché mon bac de justesse et j’ai tout de suite enchaîné les boulots pouraves : ménages à l’aube dans les bureaux de La Défense, serveuse dans des bars de nuit et dans des fast-foods, testeuse de produits, téléprospectrice pour vendre des assurances ou des crédits… Tout ça pour me présenter à des castings la journée et me payer des cours de comédie. J’avais une pêche d’enfer. 


C’est à cette époque que j’ai rencontré Fred. Il était mon chef à l’agence de télémarketing. Il était cool par rapport aux autres chefaillons qui en avaient bavé pour devenir superviseurs et qui se vengeaient sur le petit personnel. Et puis il était joli, grand, mince, blond, aussi sexy que Brad Pitt. Je pouvais pas résister. On a eu Nils assez vite, c’était pas du tout programmé. On s’est mariés quelques années plus tard, comme des cons. On s’aimait pas assez mais on a cru que cette petite merveille de gosse nous souderait. Tu parles ! 


J’ai tenu des années, à courir après de grands rôles que je n’obtenais jamais. Mais je lâchais rien. Je faisais de la boxe française, je courais et je nageais dès que je pouvais. J’étais une bombe. Et puis… et puis les petits rôles encourageants, mais terriblement frustrants se sont enchaînés : la fille bien foutue, à peine floue, qui passe dans la rue derrière Sophie Marceau et Lambert Wilson, l’infirmière pressée qui donne un peu de réalité au décor d’hôpital… Je recevais aussi pas mal de propositions pour faire des pubs. J’ai même eu mon heure de gloire avec Findus, un spot où je donnais la réplique à Valérie Lemercier. J’étais toujours à deux doigts de réussir.


Avec Fred c’était l’enfer. Il me reprochait de ne pas raccrocher. D’après lui, j’aurais dû me résigner, faire une croix sur ce métier. Il me prédisait un avenir de rêve dans la téléprospection et il comptait bien me pistonner pour que je passe superviseuse de centre d’appels. Ça me permettrait d’avoir des horaires réguliers et de m’occuper enfin de ma famille. J’en bavais d’impatience. 


On a divorcé et il a eu la garde de Nils. Ce qui était logique, c’est lui qui s’en occupait le mieux. J’ai fait passer ma carrière avant mon gosse. Je m’en veux pour ça et je m’en voudrais sans doute toute ma vie, mais ça faisait trop longtemps que je galérais pour décrocher un rôle intéressant. Je pouvais pas renoncer, pas encore…

C’est plus tard que j’ai commencé à picoler et à prendre des trucs. Quand j’ai senti au fond de moi-même que c’était cuit. Je continuais à faire du sport et à m’entretenir mais je craquais de plus en plus sur l’alcool et sur la coke. Je traînais avec Sofia et Marilyn, deux autres reines de la figuration. On se retrouvait de castings en castings et on allait ensuite noyer nos déceptions dans les bars où il était soi-disant bien de se montrer.

Je voyais souvent Nils, les mercredis, pendant les vacances scolaires et un week-end sur deux. On se marrait bien. Je lui ai offert une guitare électrique pour ses dix ans et un pote musicos venait lui donner des leçons. Je l’entendais massacrer I can’t get No en boucle et même si je me plaignais pour la forme, j’adorais ça. On allait souvent au ciné. Avec mon job je récupérais plein de places pour des avant-premières. Ça se passait plutôt bien entre nous mais son père n’appréciait pas trop « la vie de bohème » que je lui faisais mener. Pfffffff… La vie de bohème ! Même Aznavour devait plus parler comme ça…


J’ai postulé à Marvel Story grâce à une petite annonce affichée dans l’entrée du club de boxe. J’ai fait ça pour rigoler. Enfin je sais pas trop… je commençais déjà à pas mal dérailler à cette époque. J’ai été retenue et j’ai signé dès que j’ai su que j’aurai le rôle de Jessica Jones. J’étais sacrément fière de reprendre le personnage joué par Krysten Ritter. Au début, j’ai pensé qu’ils m’avaient choisie pour mon corps de rêve et ma condition physique. J’ai vite déchanté en découvrant le reste de la troupe, une bande d’actrices sur le retour mais suffisamment en forme pour rentrer dans les costumes et enchaîner les épreuves sans trop en baver.


On s’entraînait la semaine et l’émission avait lieu chaque samedi soir. Escalade, tir, courses de voiture, catch… Mon kif c’était les duels de grimpe. Je gagnais à chaque fois, même face à Spider Woman. Normal, j’avais passé des années à faire du sport et à me muscler. Même si l’alcool et la dope avaient commencé à faire des dégâts, j’avais encore de beaux restes. 


Ce que je détestais, c’était le tournage de la vie quotidienne. On était obligé de s’y soumettre deux heures par jour. Le public voulait voir qui se cachait derrière les masques et les costumes des superhéroïnes. J’osais à peine imaginer comment Nils allait réagir en découvrant sa mère à la télé… Je savais à peu près ce qui était diffusé. On nous avait confisqué nos smartphones (difficile de refuser une fois le contrat signé) mais on nous passait les émissions chaque dimanche matin pour le traditionnel débriefing. Après on buvait un coup, on trinquait à nos exploits. C’était le meilleur moment, quand j’ai vraiment cru que ce jeu allait me propulser au sommet du box-office.


Aujourd’hui je ne grimpe plus. Le dernier duel m’a été fatal. Une prise qui a lâché alors qu’aucun assurage n’avait été mis en place. C’est vrai qu’on était des superhéroïnes, rien ne pouvait nous arriver… J’ai atterri cinq mètres plus bas et je me suis fracturé les talons et explosé le genou droit. Six semaines d’hosto et des mois de rééducation, pas de mutuelle, la boite de prod’ a fait faillite et Norman a disparu de la circulation. À part le misérable salaire qui nous était versé les premiers mois de l’émission, on a rien eu. Envolées les primes et les promesses. 


Dès qu’on a pu sortir du bunker dans lequel on nous avait isolées, on a compris l’arnaque. L’émission qu’on nous diffusait le dimanche était largement bidonnée pour qu’on accepte de continuer. Marvel Story nous faisait tout simplement passer pour des putes. Le compte-rendu des épreuves sportives était réduit à son strict minimum alors que nos repas, nos moments de repos et nos interviews étaient filmés sous toutes les coutures. Tout avait été systématiquement coupé et remonté pour qu’aucune de nous n’échappe aux scénarios dégueulasses imaginés par Norman. Mais le pire a été d’apprendre que des caméras avaient été planquées un peu partout, surtout dans les chambres et les salles de bain. J’ai aussitôt compris pourquoi Bobby et les autres techniciens étaient aussi canon. C’était des acteurs payés par Norman pour jouer des scènes clandestines que ce porc diffusait et vendait sur Internet. Bon, ce qui me console un peu c’est que j’ai vraiment pris mon pied avec Bobby…


J’ai pratiquement tout perdu dans cette histoire. Nils ne veut plus me répondre au téléphone et je ne marcherai plus jamais comme avant. Boiteuse à vie. Pas facile de décrocher un rôle avec ça, et d’autant moins évident avec l’image que je traîne depuis Marvel Story… Au début j’ai fait quelques castings, sans conviction et puis j’ai laissé tomber. Je me suis concentrée sur ma survie. J’étais pratiquement seule au monde. Plus de parents. Un ex-mari et un gosse qui me détestaient. Des voisins hostiles qui m’avaient vu faire la pute dans ce jeu à la con… Il ne me restait plus qu’Augusto, un vieil ami d’enfance de ma mère. J’ai fait le compte de mes économies… trois mille euros à tout casser. C’est là que j’ai regretté d’avoir acheté un nouveau canapé, quand tout allait bien. Il ne faut jamais croire que tout va bien, jamais. Je l’ai revendu sur le Bon Coin avec tout ce qui avait un peu de valeur, une bague et une guitare de flamenco héritées de ma grand-mère, ma veste en cuir, mon percolateur chromé, ma Golf en assez bon état, ma super télé avec écran géant, ma collection de DVD Blue Ray, mon frigo, ma chaîne hi fi, mon Mac. Je savais qu’un jour ou l’autre je ne pourrais plus payer mon loyer et j’ai accepté l’offre d’Augusto. J’ai emménagé à Bagnolet dans la caravane garée au fond du minuscule jardin de son pavillon de banlieue. 


Je croyais être tranquille pour un moment. Augusto était charmant. On se rendait des services. Je lui faisais ses courses, je l’aidais à faire son jardin, il me laissait utiliser sa baignoire et il me donnait des légumes… Il ne voulait absolument pas que je lui paye un loyer. C’était cool. Et puis il a senti une douleur dans l’estomac. Deux jours après il était hospitalisé d’urgence. Il est mort en trois semaines. J’ai même pas eu le temps de lui dire adieu. Cancer foudroyant. Le truc de fou !


Quand son fils est venu avec sa femme pour vider la maison, je me suis planquée. J’avais recouvert la caravane d’une vieille bâche et posé des outils de jardin tout autour mais ils savaient que j’étais là. Ils m’ont laissé un mot sur la porte : « Madame, vous avez un mois pour enlever vos affaires et déménager. Tout va être vendu. » Sympa le fils… 



Je cherchais donc à me reloger quand je suis tombé sur ma superhéroïne préférée…


J’étais venu refaire mon stock de whisky chez ED et puis je me suis dit que ce serait bien de prendre quelques bricoles à grignoter. Depuis quelque temps, mes repas se résumaient à ça : des cacahuètes, des petites saucisses ou des olives en apéro dînatoires comme ils disent dans les réceptions chics. Bref, je choisissais mes olives marinées au piment quand j’ai entendu :

— Putain je rêve ou c’est Jessica Jones sans son perf ?

C’était Cat Woman, un peu moins vaillante. L’alcool avait gagné du terrain sur le blanc de ses yeux qui virait au rouge mais elle avait encore une sacrée allure.

Alors on a fêté nos retrouvailles bien sûr ! On a embarqué mon whisky et sa Tequila, mes olives et ses cacahuètes plus un paquet de chips, des citrons verts et du rhum et on a foncé chez elle. Elle avait un vrai chez elle et une voiture. La classe. Quand je lui ai raconté ce qui m’arrivait, elle a tout de suite proposé de m’héberger.

— J’ai un bureau dont j’ai rien à foutre. Tu me vois dans un bureau ? Elle a fait son rire rauque que j’aimais bien. On va t’installer là Jess !

Son appart était pas mal du tout, un trois-pièces dont elle avait hérité, Porte de Bagnolet. Elle m’a montré ma chambre et on s’est installées pour l’apéro. On a picolé, on a fumé, on a rigolé comme des malades. Ça me faisait tellement de bien de ne plus être seule ! J’étais en train de rouler un joint, la télé était allumée, on regardait The Voice en se foutant de la gueule des candidats. 

— On se moque, j’ai dit, mais on devrait pas, après ce qu’on a fait dans Marvel…

— Tu m’étonnes !


De fil en aiguille on en est venu à parler de Norman.

— Je sais ou il habite… j’ai dit.

— C’est vrai ?!

— Ben ouais… tu te souviens de Bruce, le cadreur ?

— Très bien. Je me le suis tapé.

— Je l’ai croisé sur un casting. J’ai cru qu’il allait se défiler mais il est venu s’excuser. Il m’a dit qu’il regrettait, qu’il aurait dû nous prévenir qu’il y avait des caméras cachées et blablabla… Je l’ai envoyé paître en lui disant que c’était un peu tard pour regretter et que ça allait pas m’aider à retrouver Norman. Et là, il a regardé de tous les côtés et il m’a chuchoté un truc à l’oreille…

— L’adresse du gros ?!

— Ouais ! 

— Et t’as rien fait pour le choper ?!

— C’est arrivé en même temps que tous mes problèmes. J’attendais de me refaire, de trouver un avocat…

— Tu rigoles ou quoi ?! Un avocat ? Tu crois vraiment que ce pourri se laissera coincer par un avocat ? On va se le faire oui ! C’est quoi l’adresse ?


Je la connaissais par cœur ; j’avais même googlemapé sa rue. Il avait une chouette villa à Sceaux. Il s’emmerdait pas Nono !


Petit à petit l’idée s’est installée… on allait buter Norman. Sur le coup, ça nous paraissait évident. Cat m’a dit « Bouge pas, je vais te montrer un truc », elle a foncé dans son ex-bureau, elle a farfouillé un moment et elle est revenu en me braquant avec un flingue. Morte de rire.

— Confisqué à mon ex. Ça s’appelle un Glock.


J’ai arrêté de rire quand j’ai compris que c’était pas un jouet.


On a continué à boire et à fumer. Elle avait posé le revolver sur la table et j’ai pas pu m’empêcher de le manipuler. C’était lourd et excitant, ça donnait envie de l’essayer. 

On s’est préparées, toutes joyeuses. À aucun moment j’ai réalisé que c’était mal, qu’on allait réellement tuer un homme, lui ôter la vie. Sans doute parce que j’étais avec Cat Woman, comme si le jeu continuait, et aussi parce que j’étais complètement torchée.

— Il nous faut des masques et des gants a dit Cat. Faut pas qu’on laisse de traces et je suis sûr que Norman a installé des caméras. 

J’ai pensé aux bas qu’on pouvait s’enfiler sur la tête. On a fait ça et ça nous a fait pleurer de rire. Et puis on a dégotté des gants de vaisselle. Des roses pour moi et des jaunes pour Cat. 

Dans la bagnole, on a mis la BO de Pulp Fiction à fond. Je sais plus pourquoi mais c’est moi qui conduisais et Cat tenait son flingue à bout de bras en faisant semblant de tirer sur tout ce qui bougeait. Elle se tortillait sur Misirlou en répétant Glock Glock, pas Glock. 


On a trouvé facilement la villa de Norman, grâce au GPS. Sans cette voix nasillarde qui guidait deux filles complètement bourrées d’un bout à l’autre de Paris il aurait pu finir sa nuit sur ses deux oreilles… On a escaladé le portail et on est entré en ricanant par la porte-fenêtre du salon qu’il avait laissée entrouverte à cause de la chaleur. Vraiment pas de bol Norman !

C’est moi qui l’ai réveillé. Je me suis gaufrée en me prenant les pieds dans un pouf qui traînait devant sa télé. J’ai explosé de rire. Cat a mis sa main devant ma bouche mais on faisait un raffut terrible. Il est arrivé en pyjama, ce con, il a allumé le lampadaire et il a fait l’erreur d’avancer vers nous. On devait avoir l’air inoffensives tellement on se marrait. Cat planquait son flingue dans le dos. Quand le gros a essayé de m’attraper elle lui a mis une balle entre les deux yeux.


Le résultat nous a dessoûlées d’un coup. On avait du sang et des bouts de Norman plein les vêtements. J’ai vomi avec mon bas sur la tête. Ça nous a pas fait rire cette fois. Et puis on a entendu une voix d’homme qui criait « Les mains en l’air ! » J’ai arraché mon bas pour pas étouffer et j’ai revomi. La villa de Norman était surveillée à distance par une agence de sécurité. L’alarme a fonctionné mais lorsqu’un des gardes a regardé les moniteurs et nous a vues en train d’escalader son portail, c’était trop tard. Le temps qu’ils arrivent, le gros était rétamé.

Les vigiles nous ont menottées et ils ont appelé les flics. Ils nous ont fait attendre dehors tellement on puait. Avant de partir au poste, j’ai aperçu une jolie fille en peignoir qui m’a fait un clin d’œil. C’était sa femme, une Ukrainienne que ce brave Norman avait gagnée au poker. On a appris plus tard qu’elle était restée cachée sous le lit quand elle a entendu le coup de feu.

Cinq et quinze ans de prison, c’est ce qu’on a pris. Il paraît qu’on s’en est bien tirées. On avait rassemblé toutes nos économies pour se payer un bon avocat qui nous a conseillé de plaider le coup de folie. Ça se défendait, surtout quand le jury a vu la vidéo de sécurité prise chez Norman. On y voyait deux dingues en train de tituber avec des bas sur le visage et en pleine crise de rires. Notre avocat a bien mis l’accent sur le fait que monsieur Norman Bavay – même son nom était ridicule — avait ruiné nos carrières. J’ai beaucoup aimé son speech à ce moment-là. Il a énuméré les préjudices et terminé en beauté en décrivant les films pornos tournés à notre insu et diffusés sur le web.

Le témoignage d’Alyosha, la veuve de Norman, a aussi joué en notre faveur. Elle a raconté la maltraitance, les putes qu’il ramenait à la maison, les partouzes auxquelles elle était forcée de participer… C’est tout juste si elle ne nous a pas remerciées de l’avoir débarrassée de ce connard.



Je tire mes cinq ans au Centre pénitentiaire de Rennes. J’apprends l’anglais, je fais un peu de sport et je bosse tous les jours dans un atelier de couture. Je gagne une misère mais ça m’occupe. Et puis, quand j’ai deux minutes j’écris un scénario dans ma tête. C’est mon secret pour tenir. Si Cat était là, je lui en parlerais mais je ne sais même pas où elle a été écrouée. Dès que je serai libérée je partirai à sa recherche.

Fred a été correct, comme toujours, il m’a pas laissée tomber après ma condamnation. Il a demandé un droit de visite et il vient me voir tous les mois. Je sais qu’il fait ça pour Nils, même s’il m’a fait comprendre qu’il faudrait du temps pour que le gosse me pardonne, qu’il fallait patienter… C’est ce que je fais. Je passe ma vie à patienter, à penser à mon Nils et à ses solos de guitare foireux.


Dehors, la lune a disparu. Il n’est que quatre heures mais je sais que je n’arriverai plus à me rendormir. Je balance Rebel Rebel, je monte le son. Dans ses habits de lumière Bowie sautille autour du lit. Il entame un strip-tease de folie et vient se frotter contre moi… Hot tramp, I love you So !

 » Vingtième Nouvelle Anonyme « 

Hello la compagnie, retrouvez dés maintenant la vingtiéme nouvelle anonyme, c’est chaud ce soir histoire de vous réchauffer un peu. On lit, et éventuellement on commente, ça me plairait d’avoir votre avis.

Bonne lecture et à bientôt.


Nouvelle Anonyme N.20 : A usage unique

Télécharger en format pdf ici 

Ou lire ci-dessous :

Sandra B. est une putain.

Elle préfère putain à pute, allez savoir pourquoi. Mais elle peut bien choisir ses mots, au fond, ça ne change rien.
Vous la reconnaissez ? On la croise dans la rue, adossée aux voitures, jambe soulevée, cuisse offerte. Fataliste, elle ne guette même plus votre regard derrière le pare-brise. Et malgré son eau de toilette de supermarché, elle a toujours l’impression de puer. Votre gazole, à vous qui ne vous êtes pas arrêté. Ton sperme, à toi qui es déjà reparti.

Claudia F. est la femme de votre vie.
C’est vous qui le dites. En tout cas, vous le pensiez le jour où vous l’avez épousée. Vous l’avez rencontrée à l’aube de vos quarante ans. Vous étiez très épris l’un de l’autre. L’un dans l’autre aussi, pour être honnête. Désir toujours de mise : Claudia F. n’en finissait pas d’avoir envie de vous.
Elle se décrivait comme une femme passionnée, avait fait un nombre considérable d’expériences, des voyages exotiques et une carrière honorable. Belle femme, elle n’avait que le défaut de ses qualités : tout devait se conformer à ses projets. Y compris vous-même, son nouvel époux. Et à l’époque, souvenez-vous, vous n’y voyiez aucun mal, n’éleviez pas d’objections.

Peut-être Sandra B. a-t-elle eu la chance de vous rencontrer alors qu’elle n’avait pas quinze ans ? Elle avait trouvé ce boulot, pour se faire de l’argent de poche après le collège. De toute façon, elle n’aimait pas les cours, arrêterait l’année d’après. Autant se faire du blé, préparer son indépendance. Elle était serveuse dans un bistrot du XXème. Confectionnait des sandwichs derrière le bar. Servait des bières. Vous lui avez tendu un billet. C’était la première fois qu’elle en voyait de cette couleur et vous lui avez demandé si elle était vierge. Justement, c’était son signe astrologique. La vierge vous a suivi dans l’escalier. Pour préparer son avenir en toute indépendance.

L’objectif de Claudia F. est de faire un ou deux enfants avant qu’il ne soit trop tard. Vous ne vous êtes pas attardé sur la relativité du temps ni sur votre désir de paternité plutôt défaillant. Vous avez vite compris que le projet de Claudia F. allait devenir votre projet à vous aussi.

L’avenir de Sandra B. lui a vite coulé dans les veines. La putain est devenue héroïne. Et l’héroïne a façonné la vierge à sa façon. Souvent, lorsque vous êtes entre ses cuisses, vous n’êtes pas convaincu qu’elle en soit consciente. Pour cette raison sans doute, avez-vous usé d’autres pratiques… afin qu’elle vous sente au plus profond de sa chair. Le visage de la putain est fracassé, la vierge maculée.
Lorsqu’elle s’est rendue au commissariat — pour une plainte, pas une reddition — ; ils ne l’ont pas écoutée. Ce sont les risques du métier, lui a-t-on répondu.

Claudia F. était la femme de votre vie ! C’est vous-même qui l’affirmiez, avant qu’elle n’accroche ce calendrier dans la salle de bains, à côté du miroir. En vous brossant les dents, vous ne pouvez plus éviter ce long face à face avec cette litanie de journées et ces rangées de mois. Et les cercles rouges dont votre femme a marqué certaines dates.

Pendant ce temps, sur l’écran de votre ordinateur, Sandra B. clignote nonchalamment. Au début, ce n’était que quelques photos, et puis des films. Maintenant elle se webcam seule, pendant qu’elle se came. Studio porno haute techno, téléréalité extrême. La vérité est ailleurs, mais elle reste une putain.

Allons, rappelez-vous, Claudia F. n’en finissait pas d’avoir envie de vous… surtout pendant les jours marqués de rouge. Le reste du calendrier, l’envie restait sagement à l’intérieur, comme pendant les jours de pluie ; on évitait de se mouiller.
Les jours qui n’étaient pas entourés étaient devenus transparents, Claudia F. surgelait votre désir d’un simple regard. Elle lisait un peu, le soir, puis se tournait, éteignait la lumière. Et votre désir était prié de baisser d’intensité, ceci afin de laisser votre femme s’endormir en paix. Votre désir, à l’ère du micro-ondes, on saurait bien le réchauffer plus tard ; Claudia F. ne nourrissait aucune inquiétude à ce sujet. Désormais vous ne pouviez qu’attendre que le rouge revienne, soleil crépusculaire qui réchauffe les corps.
Hélas, ce que Claudia F. ne vous avait pas encore laissé entrevoir, c’était l’existence des jours en noir.

Malheureux, reprenez courage ! Claudia F. est la femme de votre vie. Même les jours en noir, quand elle s’effondre dans vos bras, se liquéfie à gros bouillons en vous annonçant qu’une fois encore, l’espoir d’enfant s’est éparpillé dans la cuvette des toilettes, enfui dans les canalisations, après qu’elle ait tiré la chasse. Les jours noirs sont jours de deuil pendant lesquels Claudia F. porte ses beaux yeux rouges de chagrin sur votre désir : non vraiment, là, ce n’est pas le moment. Et vous rentrez vous-même votre désir inopportun tout au fond de vous, bien sagement à l’intérieur. En attendant qu’elle finisse par rallumer le micro-ondes, ce qui ne prendra tout au plus que deux petites semaines.

Deux petites semaines. Facile à dire quand il s’agit des premiers cycles. Mais l’engrenage se répète inlassablement (c’est justement le principe d’un cycle). Au fil du temps, ces semaines deviennent insupportables. Vous êtes désespéré. Heureusement, la solution existe, à portée de fric. Avant que vous ne remettiez en question le concept selon lequel Claudia F. serait la femme de votre vie, vous vous tournez d’urgence vers Sandra B, unique chance de sauver votre mariage. L’idée n’est pas mauvaise. Inespérée pourriez-vous dire, d’autant plus qu’elle est économique. En faisant vos comptes, vous devez vous rendre à l’évidence : Sandra B. coûte moins cher qu’un divorce.

Étonnamment, il reste encore une chose capable d’intéresser Sandra B.. De la retourner, de l’émouvoir. Quand vous ralentissez devant le pas de sa porte, que vos yeux se posent sur le décolleté qui dégueule ses seins, Sandra B., intriguée, s’interroge.
Seriez-vous celui qui la fera jouir ? Car, Sandra B. est partie à la chasse à l’orgasme. Sans fusil ; elle ne veut pas lui faire de mal, préférerait le capturer vivant. Et sans filet (les bas résille ne comptent pas) : un orgasme, après tout, ce n’est pas un papillon. Enfin, c’est ce qu’elle croit. Dans ce domaine, Sandra B. n’est sûre de rien. Mais elle est prête à tout.

Lorsqu’il vous reste un peu de temps après l’éjaculation, Sandra B. vous écoute vous répandre. Bien sûr, vous commencez en rappelant à quel point Claudia F. est décidément la femme de votre vie. Pendant que la putain se rhabille lentement et agrafe avec précision ses dessous bon marché, vous hochez la tête pensivement. Alors vous racontez aussi les cercles sur le calendrier. Sandra B. tourne la tête. Elle se souvient de chacun de ses avortements. Des accidents vite aspirés de son utérus comme si de rien n’était, mais qui lui laissaient à chaque fois des cicatrices dans la tête, des boursouflures à l’âme. Elle se lève, va fouiller au fond de la poubelle pour vérifier l’état du préservatif. Pas d’accident cette fois-ci, non. À l’hôpital aussi, on lui avait dit : « Ce sont les risques du métier ».

Claudia F. est malheureuse et ne vous rend plus heureux. Vous ne lui en voulez pas, non vraiment, vous comprenez. Mais peu à peu, les chaleurs intenses des jours en rouge s’amenuisent et ne parviennent plus à faire fondre les dunes glaciales de vos draps de coton. Le micro-ondes ne suffit plus. Les mois ont passé, l’espoir d’enfant vacille et la belle Claudia F. se résigne à n’avoir pas su maîtriser l’assaut de vos spermatozoïdes sur ses ovules. La frustration et l’échec la rongent. Elle vous accuse d’être stérile, bon à rien et finit par vous détester.

Sandra B. ne vous aime pas, mais ne vous déteste pas non plus. Après l’exercice sexuel, vous monologuez encore. Son corps vous est devenu familier, vous lui trouvez même des ressemblances étranges avec celle qui fut un jour la femme de votre vie. Et comme, malgré tout, vous n’êtes qu’un homme, vous finissez par confondre l’intimité des corps avec l’intimité tout court : vous vous imaginez qu’elle vous aime un peu mieux que les autres, sans vous attarder sur l’idée qu’il y en a peut-être d’autres, des bavards, qui reviennent chaque semaine. Vous préférez penser qu’ils ne sont que des clients d’un soir.

Sandra B. ne vous a pourtant rien demandé, c’est vous-même qui avez pensé un jour à lui offrir ce cadeau soigneusement emballé. Un petit trois-fois-rien qui s’est transformé en bijoux, parfums de luxe et escapades romantiques. Vous plissiez les yeux et dans le flou de votre rétine, le rire de Sandra B., son haussement d’épaules et la façon qu’elle avait d’attacher ses cheveux blonds vous rappelaient Claudia F. en d’autres temps. Au fond, vous n’avez jamais cessé d’en être amoureux et cette histoire n’est en réalité que l’aveu de cet amour frustré. Claudia F. ou Sandra B., aujourd’hui il y a deux femmes de votre vie.

C’est arrivé un soir, alors que vous sortiez d’un restaurant au décor feutré et à la gastronomie raffinée. Sandra B. vous accompagnait et vous lui avez proposé de prolonger la soirée par une balade au bord du canal. L’idée paraissait sans risque a priori ; vous vous trouviez très loin de votre gentil pavillon de banlieue. Vous aviez juste oublié le dîner mensuel « entre copines » de Claudia F., qui l’avait menée ce soir-là dans une brasserie parisienne, juste à l’angle du canal où vous aviez décidé de vous promener. Votre femme rentrait seule, se hâtait vers sa voiture en fouillant dans son sac à la recherche de ses clés. Elle aurait pu passer sans même vous apercevoir. Mais finalement non. Claudia F. a stoppé net et soudain, ses yeux d’ambre ont plongé dans le regard vide de Sandra B.. À ce moment-là, vous avez vivement ressenti votre totale transparence, et très vite, vous avez vraiment souhaité demeurer transparent. Mais la scène que vous appréhendiez dans vos pires cauchemars se déroula tout à fait autrement. Claudia F. avait analysé la situation plus vite que vous ne l’auriez imaginé. Avant que vous n’ayez bredouillé vos premières tentatives de mensonges, elle tendait déjà la main, la posait sur le ventre de Sandra B.et le visage de la putain affichait un sourire étrange que vous ne lui connaissiez pas. À la réflexion, vous ne l’aviez jamais vue sourire d’ailleurs, de quelque façon que ce soit. Mais ce soir-là, ses lèvres découvraient des crocs de louve affamée.

Vous n’avez pas eu votre mot à dire. La transparence avait éteint votre voix avant qu’elle vous sorte du gosier. Claudia F. a pris Sandra B. par le bras et l’a guidée vers sa voiture. Vous avez dû abandonner votre propre véhicule, stationné plus loin, pour embarquer avec elles dans la berline de votre épouse. Sur la route comme depuis la rencontre, aucune parole, juste des regards qui détaillaient l’autre dans la lumière fugace des réverbères, et une tension grandissante qui aiguisait vos nerfs. Vous connaissiez le trajet : Claudia F. rentrait à la maison.

À peine arrivée, votre femme se débarrasse de son manteau et de son sac en les laissant par terre, en plein milieu du couloir. Sandra B. l’imite et vous renoncez à ramasser leurs affaires, pour les suivre dans le salon où Claudia se sert un verre de whisky qu’elle avale d’un trait avant de le remplir à nouveau pour l’offrir à Sandra. La putain accepte, vide le verre en renversant la tête en arrière et envoie valser ses escarpins à l’autre bout de la pièce. Claudia ne la quitte pas des yeux. Elle lui attrape la main et l’entraîne à l’étage, vers votre chambre. Seul au milieu du salon, vous hésitez — pas longtemps — avant de les rejoindre. La tension a fini par exploser en excitation brutale. Cette soirée surpasse de loin vos fantasmes et vous commencez à vous déshabiller en gravissant les marches, avant de retrouver les deux femmes de votre vie à demi nues sur votre lit. Vous vous joignez à elles, enfin vous essayez. Mais vous n’étiez pas réellement invité et elles vous laissent là, sur le bord du lit, le sexe dressé. Ce n’est pas votre sexe qu’elles veulent. Ce sont leurs seins, leurs cuisses, leurs fesses, la fente humide et chaude de leur chatte. Elles se lèchent, se mordent, se frottent et s’agrippent pendant que vous vous masturbez clandestinement sur le côté. C’est sûrement ainsi que Claudia veut vous punir. Ou bien Sandra. Vous ne savez plus. Vous sentez juste votre frustration grandissante et l’étau qui étreint votre gorge jusqu’à vous suffoquer. Vous aviez deux femmes dans votre vie, du moins le croyiez-vous avant d’être écrasé sous leur indifférence. Mais vous ne vous laisserez pas faire. Vous laissez la colère enfler, jusqu’à l’orgasme de votre femme. Cet orgasme qui est à vous, qui vous appartient, et qu’elle offre sous vos yeux à la première venue. Alors, vous scrutez le visage de Sandra B., la putain qui n’avait jamais joui. Là, devant vous, elle boit littéralement le plaisir de Claudia, ses gémissements, ses spasmes et la fièvre de ses yeux. Sandra B., tous crocs dehors, n’en finit pas de contempler la jouissance féminine. Elle est excitée comme jamais vous n’avez réussi à l’exciter. Vous vous sentez rejeté, humilié, inconsistant, et votre fureur se libère, explose dans votre gorge en hurlement. À votre tour, vous voulez les punir. Vous cognez sur Sandra, un coup de poing sur la tempe, un deuxième dans les côtes, vous frappez à ne plus pouvoir respirer.

C’est Claudia F. qui vous a interrompu, mais vous n’en avez pas eu conscience. Elle vous a assommé avec la lampe de chevet en albâtre. Lorsque vous vous réveillez, ligoté et bâillonné, vous vous étonnez d’avoir pu bander pendant votre inconscience. Mais le fait est que vous bandez bel et bien, et Sandra vous chevauche sous le regard de Claudia, à genoux à vos côtés, qui se caresse d’une main pendant que l’autre presse le sein de la putain. Vous bandez même comme jamais car vous êtes exactement là ou vous rêviez d’être, pourtant… non, pas comme ça, attaché comme un porc. Mais vous ne pouvez pas empêcher votre queue de se raidir et vous sentez monter à l’intérieur le flot de sperme. Alors seulement, vous percevez le murmure de Claudia qui répète inlassablement « Donne-nous ton sperme, donne-le-nous… » Sa main a lâché le sein de Sandra et est descendue le long de son ventre, entre ses cuisses, tout contre votre pubis et il vous semble sentir le contact de ses doigts sur votre verge qui va et vient à l’intérieur de Sandra. Vous voulez vous retenir, mais la putain se cambre en fermant les yeux, les crocs affleurants entre ses lèvres. Votre sperme jaillit et vous êtes secoué de sanglots violents. Claudia s’est redressée. C’est seulement à cet instant que vous avez aperçu le couteau de cuisine japonais posé sur l’oreiller. Une seconde, un éclair, pas plus, avant qu’elle s’en saisisse et le plonge dans votre ventre. Le sang bouillonnant gicle sur le corps blanc de Sandra. Votre sang. Vous vous répandez sur elle et elle se renverse encore plus, tendue dans un gémissement de tout son être. Réjouissez-vous, vous êtes le premier homme à offrir un orgasme à la putain. Elle jouit, n’en finit plus de jouir, bien après que vous soyez mort à l’intérieur de son vagin. Alors, après un temps infini, elle se détache de votre corps inutile, se laisse tomber sur les draps imbibés, un sourire aux lèvres. « Ce sont les risques du métier », souffle-t-elle dans le creux de votre oreille, déjà déconnectée de toute activité cérébrale. Sandra s’étire, savoure son plaisir et s’abandonne aux mains de Claudia qui la caresse en étalant davantage encore votre sang sur sa peau blanche.

Depuis, votre corps pourrit doucement au fond du canal. Non loin du restaurant où vous avez pris votre dernier repas. Claudia F. a si bien joué son rôle d’épouse abandonnée par un mari à qui elle ne parvenait pas à faire d’enfant, que votre entourage est unanime pour vous trouver indigne et misérable. Personne ne vous regrette vraiment. Sandra B. joue le rôle d’une cousine lointaine que Claudia F. héberge. Elles dorment ensemble dans votre lit. Dans leurs étreintes, elles chuchotent en se rappelant votre sang et votre sperme. Mais ça ne suffit pas. Sandra B. ne jouit plus.

Alors un soir, elle revient avec un autre homme. Un autre vous, en quelque sorte. Vous arrivez de province, à la recherche d’un emploi, avez peu de famille et d’amis, on ne vous recherchera guère. Claudia vous jauge et approuve en silence, avant de vous mener jusqu’à la chambre. Vous n’en revenez pas de votre chance d’avoir croisé Sandra au comptoir du bar de la gare et ne vous attardez pas sur la présence du couteau japonais sur la table de nuit. Sandra vous murmure doucement à l’oreille que vous allez la faire jouir et déjà votre sexe se raidit, avant même qu’elle ne vous touche.

Les mois passent et les hommes aussi. Orgasme après orgasme, le canal se remplit de vos corps vides et dans le ventre de la putain, un enfant grandit, abreuvé de votre sang et de votre sperme. Votre enfant évidemment. À vous tous.
Mais maintenant que Sandra approche de son terme, elle ne ramène plus d’hommes à la maison, c’est Claudia qui a pris la relève. Elle prépare la chambre du bébé et le soir, sort à votre rencontre dans un bar. Elle est peut-être cette femme à qui on a volé son sac et qui vous demande de la raccompagner chez elle, ou celle qui applique soigneusement son rouge à lèvres en vous adressant un clin d’œil dans le miroir du café du coin. C’est si facile. Mère, épouse, putain. Elle est là, dans chacune d’entre nous. Et nous te traquerons sans relâche. Comme à cet instant où je me tiens contre toi. Je glisse ma main jusqu’à ton sexe et me penche pour le prendre dans ma bouche. Tu aimes ça, tu es heureux. Pour le moment.
Et ce soir, tu me feras jouir.

 » Dix-neuvième Nouvelle Anonyme »

Je sais, suis en retard et DIEU n’est pas content, alors vais tenter de me rattraper pour me faire pardonner. Ce soir je vous mets la dernière et dés demain je ferai un petit retour et vous mettrai celles qui manquent. Suis coupable j’avoue, me suis laisser dépasser mais je reviens vous les présenter promis.

Dieu tu m’entends ?

 

Nouvelle anonyme 19 : Des escargots dans la bouillie


Bonne lecture.
Télécharger en format PDF ici

ou à lire ci-dessous :

– Tu crois qu’elle dort ?

– Ch’ ai pas. T’as qu’à la pincer pour voir

– T’es pas fou ? Pour qu’elle m’en retourne une…

– Elle a l’air plus grande, vue comme ça.

– Oui, mais pas moins moche.

– Parle moins fort, elle pourrait nous entendre.

– Ça m’étonnerait, elle a une chenille dans l’oreille

– Regarde, elle a du givre sur les cils.

– Ça doit faire un moment qu’elle est là.

– Elle en a aussi dans les cheveux, mais, bon sang, c’est pas ses cheveux ! T’avais déjà remarqué qu’elle portait une perruque ?

– Non, je croyais juste qu’elle avait un gros penchant pour la laque.

– T’as rien entendu ?

– Si, j’entends siffler l’Ave Maria

– C’est le curé qui se radine à vélo, viens, on se tire !
Quand il était petit, Gérald passait le plus clair de son temps à rêver. Sa santé fragile le dispensait de la plupart des activités physiques et il fuyait la compagnie des autres enfants, trop enclins à se moquer des anglaises que sa grand-mère, coiffeuse, entretenait avec amour.
Il avait échappé à Géraldine grâce à la vigilance de l’officier d’état civil, mais deux gros nœuds de satin bleu rassemblaient ses boucles au moment du coucher.
Personne c’est-à-dire aucun des deux membres de sa famille n’avait eu d’objection à sa commande de poupée pour Noël.
Le soir il dévorait les contes de fées. Les princesses étaient ses idoles, parfois, il se déguisait pour danser devant sa glace en écoutant Vivaldi sur son mange-disque.
Les choses commencèrent à se gâter lorsqu’il fut envoyé chez un cousin éloigné, après le décès de ses grands-parents. Malgré ses larmes, les boucles d’or succombèrent au fil du rasoir et les rubans de satin rejoignirent dans la poubelle les albums de contes et les disques de Vivaldi.

Pendant quelques années, il souffrit en silence. Son calvaire prit fin le jour où, découvert dans les bras de Dominique, camarade aux cheveux longs, mais à la barbe naissante, il dut entrer au séminaire. Puisqu’il n’aimait pas les filles, il deviendrait curé, finalement, ça arrangeait tout le monde.

Ce matin, la belle au bois dormant avait largement dépassé le jubilé, ses cheveux artificiels, encore impeccablement brushés et laqués formaient une faluche étrange sur le haut de son crâne dégarni. Gisèle gisait entre les ceps alignés. Un escargot, tranquille, arpentait sa face livide. Elle qui avait toujours rêvé d’avoir recours à la chirurgie. Il paraît que la bave de petit-gris fait des merveilles sur les ridules, même profondes.
Sans y penser, il saisit le bas de la jupe en tweed qui était remontée jusqu’à laisser deviner les bordures d’une gaine couleur chair surmontant une cuisse plutôt poilue. Il fit redescendre le tissu sur les élastiques des chaussettes en voile que Gisèle arborait en toute saison, elle détestait les collants.

Soudain, il réalisa les conséquences que son geste pourrait avoir, conjuguées au fait que, lors de l’autopsie, tout le monde allait savoir… à moins qu’elle ne soit morte parce que quelqu’un savait déjà.
Affolé, il lui attrapa les poignets pour essayer de la traîner un peu plus loin, mais s’aperçut rapidement que ses absences aux cours de gym avaient laissé des séquelles irréversibles. L’abondance de racines et la mollesse de la terre gorgée d’eau rendaient la tâche encore plus difficile. Il se dit qu’une brouette serait le moyen de transport le plus adéquat et le plus facile à trouver dans les environs immédiats.
Au moment où il se relevait, un peu étourdi et ruisselant de sueur, les cloches de l’église retentirent pour annoncer la messe du dimanche. Il réalisa que son absence pourrait paraître plus que suspecte et enfourcha sa bicyclette en priant la Vierge Marie qu’aucun mécréant ne découvre le corps avant son retour.

Il n’y avait plus personne à l’extérieur lorsqu’il longea le mur de l’édifice. Il put se glisser dans sa chasuble et rassembler ses esprits, juste avant de faire son entrée par la porte de la sacristie. Les deux enfants de chœur allumaient les cierges autour de l’autel en prenant tout leur temps et les grenouilles échangeaient au premier rang les potins de la semaine.
Pendant le Notre Père, il remarqua les traînées bleues sur les baskets blanches de l’un des enfants de chœur et le « délivre-nous du mal » passa aux oubliettes. Il froissa dans sa poche le mouchoir qui lui avait servi à nettoyer les siennes.

Dédé le vigneron avait l’habitude de réaliser ses mélanges pour la bouillie bordelaise au pied des ceps. Des traînées poudreuses d’oxyde de cuivre coloraient la terre à cet endroit. Lorsqu’il avait la bonne idée de le mélanger à de la résine pour qu’il résiste mieux aux intempéries, il devenait presque impossible de s’en détacher.
Il lui semblait bien que les regards de ses assistants, d’ordinaire très attentifs, se perdaient un peu dans les volutes d’encens ce matin. Son homélie fut brève et il prétexta une affaire urgente pour s’éclipser dès la fin de l’office.

Lorsqu’il voulut récupérer son vélo, celui-ci n’était plus contre le mur, mais à l’intérieur du coffre ouvert d’une Renault espace vert bouteille. Sa propriétaire, Solange Montgenoult Declerc, épouse du notaire, l’attendait au garde-à-vous, flanquée de ses enfants, adolescents rougeauds engoncés dans leurs duffle-coats bleu marine.
Le serre-tête en velours bien enfoncé derrière les oreilles, elle balaya d’un doigt, bagué de ses armoiries, une mèche blond cendré avant de lui exposer l’objet de sa visite. Tout en parlant, elle penchait la tête dans un léger mouvement de balancier qui faisait osciller les perles de belle maman sur la crête de son carré Hermès.

– Bonjour, monsieur le curé, je vous prie de pardonner mon audace, mais j’ai pris la liberté d’embarquer votre bicyclette, car vous déjeunez avec nous, bien sûr !
Nous devons discuter de la prochaine intégration de Charles dans votre équipe d’enfants de chœur, je pense que cette expérience pourrait lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Quant à Eugénie, cette petite dévergondée, j’aimerais que vous m’indiquiez un pensionnat de jeunes filles digne de ce nom, je trouve le sien un peu trop laxiste, maintenant, ils autorisent le port du jeans le vendredi, à quand les mini-jupes tant qu’on y est !

Charles jetait un regard suppliant à Gérald, tandis que sa sœur lui envoyait une œillade complice. Son visage rougissant jurait un peu avec le roux de ses cheveux nattés.

– Allons, ne vous faites pas prier, Bernadette nous a fait des paupiettes, je sais que vous adorez ça.

Dominant son envie de fuir à toutes jambes dans la direction opposée, le prêtre vint sagement s’asseoir à la place du mort. Solange posa doucement, mais fermement sa main sur son avant-bras pour lui conseiller d’attacher sa ceinture.

Bernadette était dans un mauvais jour, elle avait laissé brûler les paupiettes, à moins que son passage dans le bureau de monsieur ne se soit un peu trop prolongé.
Celui-ci prit sa défense et proposa d’entamer le pâté de biche préparé pour la communion de Charles ce qui contraria son épouse, mais elle n’en laissa rien paraître.

– Au fait, comment va Gisèle ? Elle aurait pu se joindre à nous.

– C’est très gentil, mais elle se repose. Elle est allée aux escargots très tôt ce matin et s’est plainte d’un fort mal de tête à son retour. Je pense qu’elle doit dormir, mais je lui dirai que vous avez demandé de ses nouvelles.

– Bernadette lui mettra une tranche de pâté dans un Tupperware, vous n’oublierez pas de le prendre avant de partir.

Gérald regardait les aiguilles avancer lentement dans le cadre de la grosse horloge comtoise et priait saint Antoine pour qu’il abrège ses souffrances quand, sans le vouloir, le mari vint à son secours en s’opposant avec virulence à la séquestration de sa fille chérie dans un couvent de bénédictines situé à cinq cents kilomètres de là.

C’en était trop pour Solange, elle se leva de table en chancelant et prétexta une migraine foudroyante pour se retirer dans sa chambre. Gérald en profita pour rappeler qu’il devait absolument se rendre au chevet d’une paroissienne malade, récupéra son vélo et pédala le plus vite possible en direction du domaine viticole.

La brouette devait se trouver près du tas de foin, derrière la grange. Un dimanche à l’heure du dessert, les risques de se faire remarquer étaient minimes. Elle était bien là. Il cacha sa bicyclette derrière la haie et s’approcha prudemment en scrutant le périmètre.
Quelque chose craqua dans les buissons, il se retourna en sursautant.
La petite figure ronde toute tachée de rousseur de Benjamin, le plus jeune des enfants de chœur apparut entre les feuilles, immédiatement suivie de celle de Jules, son acolyte.
Pétrifié, il jeta des regards affolés dans toutes les directions avant de leur faire signe d’approcher.
– Qu’est-ce que vous faites là ?

– On vous a suivi m’sieur le curé, mais c’est pour vous aider.

– M’aider à quoi ?

– À transporter qui vous savez

– Mais de quoi parlez-vous ?

– Vous fatiguez pas, on sait, mais on ne dira rien, parole de scout.

– Mais vous n’êtes pas scouts

– Non, mais on est enfants de chœur, ça vaut plus !

Leur conversation fût interrompue par une sorte de grognement, près du tas de foin qui les fit tourner la tête de concert.
Ils réalisèrent alors que deux jambes dépassaient de la brouette, ainsi qu’une touffe de cheveux blancs hirsutes.
Dédé, que l’on surnommait « la racaille » à cause de ses activités de braconnage, cuvait son vin dans la brouette. Sa petite taille, à peine supérieure à celle des enfants, lui permettait de dépasser à peine de sa couche de fortune. Jules se risqua à lui piquer la main avec un brin de paille, mais cela ne déclencha aucune réaction de la part du bonhomme dont se dégageait un fumet prononcé d’eau de vie artisanale, mélangé au tabac brun de ses gitanes maïs.

Chacun des garçons s’empara d’une jambe et Gérald le saisit sous les épaules. Au moment où son corps allait toucher le sol, il ouvrit les yeux, Benjamin poussa un cri. Laissant tomber son fardeau, Gérald empoigna le manche d’une casserole cabossée abandonnée à terre et lui en assena un grand coup sur le crâne. Dédé s’effondra sous une pluie de grain pour les poules qui restait au fond du récipient.
Une fois le vigneron recouvert d’un peu de foin, les trois compères retournèrent au chevet de Gisèle sans se faire repérer.

Son visage, de plus en plus blême, portait maintenant un maquillage étrange, créé par les traces bleutées que les escargots y laissaient en le sillonnant. Il était plus que temps de lui épargner un nouvel outrage. Mais la gaillarde était bien plus robuste que Dédé et ils ne parvinrent à la soulever que de quelques centimètres avant de la laisser retomber lourdement dans la boue, dans un craquement de coquilles. Au moment où ils pensaient devoir renoncer, ils aperçurent au bout de la rangée un épouvantail agiter les bras en s’approchant vers eux.

Dédé, les cheveux pleins de paille et la mine rougeaude, venait leur proposer son aide, il disait connaître une bonne cachette.
D’abord surpris que l’homme ne se formalise pas plus du sort de la bonne du curé, Gérald se dit que son taux d’alcool dans le sang additionné au coup qu’il avait reçu sur la tête en était la cause.

À eux quatre, ils parvinrent à la hisser dans la brouette et à lui faire parcourir les quelques centaines de mètres qui les séparaient des chais. Après s’être assuré que la voie était libre, le vigneron les fit stopper devant un grand tonneau.
Juché sur un petit escabeau, il en souleva le couvercle et se pencha à l’intérieur pour en vérifier le contenu. Comme il l’espérait, seul un quart du récipient contenait du vin blanc.

Après quelques nouveaux efforts conjugués, la perruque échevelée disparut sous le disque de chêne. Assis par terre pour reprendre leur souffle, les quatre compères se dévisagèrent en silence pendant quelques instants. Le curé fut le premier à réagir et se tourna vers Dédé.

– Vous me la livrerez ce soir au presbytère, à l’heure où vous apportez d’habitude le vin de messe. Les garçons, rentrez chez vous. Vous passerez me voir mercredi matin avant le catéchisme pour vous confesser.

Un peu déçus, mais tout de même soulagés de retrouver leur liberté, les deux amis
s’éloignèrent en courant.

La nuit était tombée depuis une heure lorsque Dédé gara sa camionnette devant le presbytère. Gérald l’aidait à faire rouler le tonneau sur une planche au moment où Joséphine, sa voisine, les rejoignit.
Elle encouragea leurs efforts de la voix et du regard avant de les suivre à l’intérieur.
– Mais que faites-vous dehors à une heure pareille Joséphine ?

– Je suis venue voir Gisèle. D’habitude, elle passe me voir à l’heure du goûter le dimanche. Aujourd’hui, je ne l’ai pas vue.

– C’est normal, elle se repose. Au lever du jour, dès que la pluie s’est arrêtée, elle est allée aux escargots et je crois qu’elle a dû prendre froid. Je lui dirai que vous êtes passée.

– Pardonnez-moi d’insister, mais j’aimerais vraiment la voir, j’ai quelque chose à lui rendre. Figurez — vous que j’en ai profité pour me promener dans les vignes en fin d’après-midi et qu’à ma grande surprise, j’ai trouvé l’un de ses sabots de jardin retourné dans la boue, abandonné au pied d’un cep.

Elle sortit l’objet de son sac.

– Vous devez vous tromper, c’est un modèle très courant.

– Impossible, c’est bien l’un de ceux que je lui ai offerts à Noël. J’avais inscrit ses initiales au feutre argenté à l’intérieur pour les personnaliser, regardez.

Gérald blêmit, mais se reprit aussitôt :

– Bien, dans ce cas, je vais aller voir si elle veut bien descendre, entrez dans le salon, Dédé va vous servir un petit porto en attendant et vous tenir compagnie.

Le vigneron la poussa dans la pièce pendant que le prêtre se rendait à l’étage. Tout en montant, il se souvint que Gisèle avait racheté des somnifères quelques jours auparavant.
Lorsqu’il les rejoignit dans le salon, Dédé lui fit remarquer que sa carafe de porto était vide, il s’empressa de l’emporter dans la cuisine pour la remplir et annonça à Joséphine que son amie ne tarderait pas à descendre.

Le lendemain de bonne heure, Gérald appela le médecin.

Gonzague de Montalenvert était médecin légiste de formation. Rappelé en Charente à la mort de son père, il avait dû partager son temps entre la gestion du domaine viticole et l’exercice de sa discipline. On l’appelait surtout pour constater les décès, les malades étaient méfiants et préféraient s’adresser aux praticiens de la ville voisine.

Depuis que son fils unique, Grégoire, avait été porté disparu lors d’un voyage d’étude anthropologique au Brésil, il ne quittait plus ses terres et refusait la plupart des visites. Pourtant, il n’hésita pas à enfiler sa gabardine et à sauter au volant de son Range Rover quelques minutes après le coup de fil du prêtre. Il se dit qu’il avait peut-être tort de ne plus croire en Dieu et croisa les doigts pour que le macchabée qu’il devait certifier soit bien celui auquel il pensait.
En effet, dépouillée de sa perruque, de ses faux cils et de son fond de teint, la ressemblance était frappante.

Les deux hommes se dévisagèrent pendant quelques secondes au-dessus du cadavre, puis Gérald prit la parole :

– Elle voulait tout vous dire.

– Je n’ai pas supporté, mon poing est parti sans que je puisse le contrôler. Il est tombé à la renverse, je n’ai pas vu la grosse pierre dans la pénombre. J’étais parti chercher de quoi le transporter lorsque les enfants sont arrivés, alors je me suis caché.
Il souhaita qu’on enterre Gisèle, puisque Grégoire était mort depuis longtemps.

Quelques jours plus tard, on retrouva le corps de Joséphine. Gonzague constata le décès et conclut à un suicide.
Désespérée par la disparition de son amie Gisèle, elle avait absorbé une bouteille de porto pour faire passer le tube de somnifères. Puis elle avait marché jusqu’à l’étang derrière le presbytère et, une fois chaussées les semelles de plomb de son défunt mari, scaphandrier, s’était enfoncée dans la vase avant de sombrer dans l’eau noire.

Personne ne fut autorisé à la voir, les carpes élevées par monsieur le curé l’avaient rendue méconnaissable.

Lorsque monsieur de Montalenvert s’éteignit à son tour, Gérald hérita du domaine. Il y installa une confrérie de moines qui continuèrent à cultiver la vigne et montèrent un élevage d’escargots.

La bouillie bordelaise ne fut plus jamais employée sur ces terres.

 » Huitiéme nouvelle Anonyme « 

Hello la compagnie, noyée sous les cartons, suis un peu à la bourre pour la nouvelle, et la fête des courges commencent plus tôt par ici, je vous laisse la découvrir , à trés vite.

Bonne lecture .


Huitiéme nouvelle:

La reine des courges

Téléchargez en pdf ici

Ou lisez, ci-dessous

La reine es courges

Ça les faisait rire ces cons. Ça ne loupait jamais. Une gonzesse pouvait être vendeuse, coiffeuse, maître nageuse et même empoisonneuse, allumeuse de première, branleuse comme pas deux, pourquoi pas enculeuse de mouches, mais camionneuse, ah ça, non ! Quand c’était pas un gag, c’était un tabou.

Il y a des métiers comme ça qui tolèrent mal – mâle – le suffixe. Une fois Joséphine avait pris en stop deux tailleuses de pierre. Elles étaient pas bézef non plus les tailleuses, une toute petite corpo de courageuses. Encore un « euse » ! Elles avaient profité du casse-croûte au Béarnais sur la 117 pour débiter leurs déboires analogues. Camionneuse, comme tailleuse, allumait dans l’œil de l’abruti moyen une lueur, pour ne pas dire une flambée, égrillarde, convoquait les images du dernier porno sabbatique, avec ou sans décodeur, les dérouleuses de câble, les suceuses et, en l’occurrence, les brouteuses. À une raison sociale évocatrice, Joséphine alliait un prénom qui éveille le poète qui sommeille en chaque gros beauf… « Joséphine, celle qui rit quand on la… » Ouais… À la fin du lycée, elle en avait déjà entendu pour toute une vie, aussi, vu la corporation qu’elle rejoignait, elle minimisa les emmerdes prévisibles en se rebaptisant Josèphe. Une petite ablation de rien du tout, la touche finale à une panoplie d’androgyne bizarre. À l’origine, elle avait tout d’une pub Nivea : sylphide, blonde et diaphane. Le genre que l’on peut voir – frange savamment ébouriffée lèvre mordue œil dans le vague –, sur les abribus ou la couverture de Vogue, des mensurations à finir portemanteau chez un haut couturier. Sauf qu’elle n’avait pas lâché le DUT Carrières Sociales pour le mannequinat mais pour le permis poids lourd, qu’elle avait par la même occasion consciencieusement empâté sa silhouette, buriné son teint, coupé et coiffé sa tignasse à la clef de douze. Ca ne l’avait pas tellement aidée à passer inaperçue, mais c’est sûr, elle semblait d’un coup un peu moins L’air du temps de Nina Ricci, un peu plus Kronenbourg.

Camionneuse. Une vocation pas tant contraire que contrariante. Une provocation. Tout pour faire chier. Tout pour cracher à la gueule de sa mère, et du blaireau de sédentaire avec lequel elle s’était recasée, qu’elle allait faire le métier de son père, le vrai, et si possible le retrouver.

Qu’est-ce qu’elle avait à lui reprocher à Robert, en somme ? Rien. Tout. Un papa de rêve, un papounet d’amour, qui lui avait appris à monter à vélo, à faire les règles de trois, à planter des clous, différencier le placo du béton cellulaire, qui lui avait tenu des bassines et passé des compresses sur le front des nuits entières quand elle était malade. Tant qu’elle avait ignoré qu’il venait s’intercaler entre elle et le rêve d’un héros qui serait un jour venu la chercher, la reconnaître, l’emporter au pays des tulipes, elle l’avait idolâtré.

Atomisation du piédestal en deux temps trois mouvements.

Robert avait plus que morflé dans la chute. Faut dire qu’il était déjà pas bien flambant. Un an plus tôt ses reins avaient commencé à déconner sévère. S’étaient ensuivis des mois de calvaire : examens, endo, colo, cœlio scopies, biopsies, diagnostics pourris, hospitalisations, opérations, néphrectomie, dialyse à vie.
« Pas question ! J’te donne un rein. Vas-y, choisis ! Droit ou gauche ? », elle lui avait balancé. « Tu dis toujours que je suis une « pisse-trois-gouttes », eh ben, je pisserai moins. Gagnant-gagnant ! Tope-la papa ! »

C’est là que la couille était tombée dans le bénitier. Il n’avait pas topé. Il ne voulait pas. Bien sûr qu’il ne voulait pas…

Elle était passée outre, avait suivi le protocole, fait les analyses. Résultat : pas compatibles. Mais bon, « pas compatibles », c’était limite un détail vu la saloperie que le bilan avait remontée à la surface. « Pas compatibles », ça arrivait à des gens très bien. Ça arrivait à des gens d’une même famille, des frères et sœurs, des ascendants et des descendants… Joséphine et Robert n’avaient pas une brindille de ce putain d’arbre généalogique en commun. Rien. Des gènes qui ne s’étaient jamais croisés de près ou de loin. Les résultats étaient formels. Que sa mère ait pu tromper son père c’était dégueulasse. Enfin, ça aurait été dégueulasse si Isabelle avait trompé Robert. Mais non. La seule tricarde dans cette affaire, c’était Joséphine.

La mère s’était fait tirer les vers du nez aux forceps et au crachat. Dans le pavillon de Tourcoing, les « je t’emmerde » avaient soudain volé bas et en escadrons. Résultat : un conte de Noël bien crapoteux. Le récit d’une conception maculée au possible, entre les deux réveillons, dans la cabine d’un poids lourd qui transbahutait des courgettes. Des courgettes en décembre… Et pourquoi pas des abricots ? Huit mois et demi après s’être fait culbuter et déflorer (tant qu’à faire) quasi à l’ombre des cucurbitacées, sa mère avait mis au monde une grande courge. Une grande courge aux cheveux blonds et au regard bleu minéral. Tout était dans l’ordre des choses, ou presque, quand on sait que le camion était immatriculé aux Pays-Bas. Être typée viking, aux antipodes de Robert – brun râblé ténébreux, plus méditerranéen tu meurs –, ne l’avait jamais dérangée. Elle avait gravé dans le cœur envers et contre toute évidence qu’elle lui ressemblait. La fille à son papa. Or, Joséphine avait treize mois quand Robert avait rencontré Isabelle. Il avait pris le lot, épousé l’une reconnu l’autre. Le brave mec. Le cocu volontaire et par procuration. Et maintenant, il aurait voulu quoi à défaut d’un rein ? Une médaille ? Pour bons et loyaux services ? Comment on dit déjà ? « Faire un enfant dans le dos. » Et pourquoi pas « faire un père dans le dos » ? Sans blague ! À rebours de toute logique, elle ne lui pardonnait pas de l’avoir laissée être la fille d’un connard de passage. Il n’avait qu’à être là avant ! Elle ne lui en aurait pas voulu davantage s’il l’avait abusée ; nuance, il l’avait abusée, elle était souillée. Rien que de penser qu’il lui avait donné son bain quand elle était minotte, elle en avait la gerbe. Par une inversion cruelle, elle ne l’appela plus que « l’autre bâtard ». Un retour à l’envoyeur chauffé à blanc. Elle ne remit plus les pieds à l’hôpital. Quant à sa mère, cette conne juste bonne à se faire sauter engrosser, pas foutue d’aller avorter dans la foulée, elle ne lui trouvait pas d’excuse, pas même celle de ses presque dix-sept ans au moment des faits. Qu’une séance de pelotage puisse dégénérer en pénétration pas exactement consentie – soudain plus de patins, de gamelles, de suçotage des babines, pour cause que l’un des deux belligérants appuie sa main sur la bouche de l’autre pour l’empêcher de crier –, bref, qu’il y ait eu ce que certains appelleraient volontiers un viol, non, ça ne l’effleurait pas. Quand Josèphe s’envoyait en l’air, c’est qu’elle l’avait voulu. C’est toujours elle qui lançait les hostilités. Il y avait un bail que ses compatriotes avaient cessé d’essayer de l’attraper ; elle ne couchait qu’avec des étrangers qu’elle allait brancher de façon abrupte, pour ne pas dire péremptoire. Pas de flirt, pas de parade. La chose pure et dure, et dans sa propre cabine. Hors de question qu’elle se fade un duvet douteux ou un plan à trois avec la page centrale de Playboy. À part ça… Difficile de dire si le sordide, le franchement dégueu, l’abject la laissait de marbre ou la branchait méchamment. Quant à ce que tout étudiant en première année de psycho aurait vu comme la reproduction du schéma maternel… rien à foutre. Et la reproduction tout court, n’en parlons pas ! Elle aurait pu porter son stérilet en sautoir, ça aurait eu autant d’effet vu qu’elle n’avait plus l’ombre d’un cycle menstruel. Ce rein qu’elle n’avait pu sacrifier sur l’autel de l’amour filial lui avait coupé les trompes.

Ce qui n’enlevait rien à son charme braque et hors du commun. De mémoire de routier, jamais on ne l’avait vue se prendre une veste. Jamais on n’avait vu non plus un homme rester dans sa cabine au-delà des quarante-cinq minutes. Record absolu, sauf… sauf ce Portugais plus fluet qu’elle, timide comme une pâquerette. Cette ablette… Un comble ! Qu’est-ce qu’il lui avait fait de plus que les autres ? La rumeur allait jusqu’à prétendre qu’il avait réussi à remettre le couvert deux ou trois fois. Elle n’était cependant pas plus du genre à s’abonner qu’à s’abandonner et elle avait vite coupé court à ce qui aurait pu passer pour une relation. Quand elle croisait Aurelio, elle le snobait, sans ostentation, simplement comme s’il était invisible. Invisible, mais pas indolore. Le manque, qu’elle avait rayé de son vocabulaire, s’était incrusté sous sa peau, pire qu’une portée d’aoûtats. Dès qu’elle passait à moins de trois mètres du Portugais, ses poils se dressaient, son ventre crépitait, son cœur s’emballait comme celui de n’importe quelle midinette. Elle se faisait payer ces émois de gonzesse standard en invitant instantanément le plus con de la troupe à la baiser – croyait-il, le plus con en question… Dans sa tête à elle, aucune ambiguïté : c’est elle qui le baisait. Celui qui pensait avoir pris la sortie « Mc Do de la tendresse » en était pour ses frais. Plus c’était sagouin, mieux c’était. C’était sa silice. Sa façon de gratter là où ça démange, de ravager la plaie à l’aide du clou réputé chasser l’autre. Un clou rouillé, de préférence. Un accouplement de gorets pour contrer la tendreté. Hors de question qu’elle se tape un gentil. Elle en avait eu un à domicile toute son enfance. La pire engeance. Basta.

À son insu (et il valait mieux parce que sinon elle leur aurait pété la gueule, non mais de quel droit, bande de connards ?!), à son insu, donc, les gars veillaient sur elle lorsqu’elle ramenait un mec à son camion. Après l’avoir raillée, bizutée, l’avoir emmerdée sur sa seule restriction professionnelle – elle ne transportait pas de courgettes. Jamais. Les spéculations étaient allées bon train sur l’embargo à l’encontre du légume sextoyesque –, après avoir rongé leur frein de devoir dormir sur la béquille alors que n’importe quel clampin pouvait se la faire du moment qu’il était immatriculé hors Hexagone, ses confrères avaient fini par la prendre en affection, autant qu’on pouvait affectionner ce genre de gamine urticante. Ainsi, quand elle baisait, ils ne dormaient que d’un œil, ne rongeaient leur gigot que d’une canine. Non qu’on doutât qu’elle soit apte à se défendre comme une grande si elle tombait sur un malotru, mais… c’était plus fort qu’eux, inconsciemment ils la chaperonnaient, restaient en hypervigilance et ne relâchaient la tension que lorsque le gus du jour descendait du camion. L’avantage, c’est que c’était pas long ; ça leur coûtait pas grand-chose et ça leur mettait l’imagination en train.

Aurelio…
Six mois plus tôt, elle s’était dit que ça lui passerait.
Ça ne passait pas.
Au contraire, la brûlure était toujours plus vive.

Un soir, cependant qu’Aurelio la démange plus que de coutume, elle scrute la salle : rien de neuf, rien d’extraordinaire, rien qui lui semble à la hauteur de l’outrage. Et puis, si, finalement. Déglingué juste ce qu’il faut, une gueule d’ange un brin dégueulasse, des yeux ardoise, une brosse grise, les dents un peu en vrac mais bien aiguisées… Une caricature de loup de mer. Sans blague, on le verrait mieux sur l’étiquette d’une boîte de thon ou à la barre d’un trois-mâts qu’au volant d’un 38 tonnes. Pas moche, pas crade, mais quelque chose de vénéneux, de suffisamment malsain pour que l’expédition soit punitive à coup sûr. Banco ! Il en est aux fruits au sirop lorsque Josèphe pique vers lui. Avec la désinvolture habituelle, elle lui propose la botte et le coup de l’étrier, deux en un. Les yeux des convives ne se donnent pas la peine de se braquer sur eux. Tout le monde connaît la scène par cœur. Le type gobe la dernière cerise, engloutit le jus à même le ramequin et après avoir recraché le noyau et s’être essuyé la bouche soigneusement avec sa serviette en papier, et certainement pas avec son revers de manche, il emboîte le pas de la fille.

Selon le règlement, l’effeuillage n’est pas de rigueur. Josèphe préfère que ce soit vite fait bien fait et la plupart des gars s’en accommodent, mais celui-là veut ôter son tee-shirt. Tout ça pour ça. Un truc accroche, il force. Au moment de se rhabiller, il s’aperçoit qu’il a perdu la chaîne qu’il portait au cou. Il faut allumer la lampe… Tout ce que Josèphe déteste : les prolongations en pleine lumière, le vis-à-vis postopératoire. Quand c’est fini, c’est fini. Et là, les voilà à retourner le plumard, à moitié déculottés. Lui, dépoitraillé, surtout. Il retrouve enfin sa médaille. Allez, ouste, dehors ! Mais non, il lui fait face un instant pour montrer son pendentif à l’effigie de…

En dessous de la clavicule, à quelques encablures du téton droit, en diagonale de celui de Josèphe, comme un reflet déconnant, la constellation. Elle la connaît sur le bout des doigts, elle la voit tous les jours dans le miroir et seulement dans le miroir, quand elle est à poil. Cette grappe de grains de beauté lui a longtemps pourri le décolleté… Sa mère essayait toujours de la planquer. Elles avaient fait le tour des dermatos de la région parce qu’elle voulait les lui faire extirper à coup d’azote ou de bistouri sous prétexte qu’une telle profusion ne pouvait être que cancéreuse. Peine perdue. Pas plus de mélanome malin que de beurre en branche, aucun spécialiste n’avait consenti à charcuter la gamine, à remplacer ce signe particulier, somme toute plutôt joli et original, par un tas de cicatrices. C’est l’un d’eux qui avait fait remarquer qu’à la queue en éventail près, l’alignement des points ressemblait à la constellation du scorpion. Le fait qu’elle soit née sous le signe du Verseau n’était pas un argument suffisant pour faire gommer la chose. Sa mère faisait une véritable fixette sur ce truc et voilà que soudain l’Ostrogoth en face d’elle arbore le même ensemble de points, au même endroit. Ça rappelait ce jeu dans les magazines pour enfants : « Relie les points en suivant les numéros et tu trouveras… » Il y avait pourtant longtemps qu’elle ne fait plus semblant de chercher.

Elle ne parvient pas à détacher ses yeux de la poitrine de l’homme. Il pose un doigt sur le dessin :« Schorpioen ! Ik ben geboren Schorpioen ! Comment dire in frans… ? Scorpio… Tatoeage… tatoo… de sterren… the stars. Constellatie Schorpioen…, baragouine-t-il en pointant maintenant son doigt vers le ciel étoilé. Comprendre ? »
Non, elle ne comprend pas. Elle n’entend plus rien. En revanche, malgré la lumière poisseuse du plafonnier, elle ne doute pas de ce qu’elle voit.

La plainte enfle du gémissement au hurlement. Une sirène détraquée. Elle ne peut plus s’arrêter. Tandis qu’il essaie de la calmer, de la faire taire, elle se met à le griffer. Au visage, aux yeux, mais surtout à la poitrine, là où se pavane le monstre. Elle essaie de l’arracher. Oui, une sirène détraquée, une vierge folle, une furie. Une grande claque l’envoie valdinguer la nuque contre le tableau de bord. C’est dans le silence retrouvé que les gars débarquent, ouvrent la porte et font atterrir le Néerlandais sur le bitume. Ceux qui ne sont pas en train de le lyncher appellent les pompiers ou essaient de ranimer Josèphe.
Joséphine, elle, est déjà loin.

 » Septième nouvelle anonyme « 

Les nouvelles se suivent et ne se ressemblent pas, elles sont en route semaine après semaine vers le Trophée Anonym’us, dés à présent je vous confie la septième, ne vous fiez pas au titre, ce n’est pas du Marc Levy, je vous le promets.

Je vous souhaite une bonne fin de dimanche et une bonne lecture.


Nouvelle N° 7
Téléchargez ici en PDF

Ou lisez ci-dessous

Elle et Lui

Le rendez-vous était prévu au Salon du livre de Paris. Nouveau millésime ! Des éditeurs, des écrivains et les visiteurs. C’était une grand-messe, un lieu voué au lectorat de l’extrême. Sans eux, pas de roman, pas de romance, pas de polar. Rien, la fin du monde. Dans la Ville lumière, étaient venus se côtoyer les fous et les surexcités de la société livresque. Hors du temps et des haines politiques, un instant suspendu pour la survie de l’espèce culturelle. Une fête célébrant la liberté d’expression en tout genre ; l’interdire revenait à entrer en dictature. Ces hyperlecteurs s’y adonnaient à une danse contre la nature barbare et pratiquaient un exorcisme de l’autodafé. Le livre y était manipulé, humé, dévisagé. Les auteurs en étaient déifiés, promulgués comme des nouveaux messies. Une religion sans dogme rédhibitoire, dans laquelle le mot était roi, un corps caverneux dans lequel la vie coulait sans interruption. Bandant à souhait !

Isabelle se moquait bien de ces pédantes considérations.

Elle n’était pas venue pour les livres, mais pour se livrer. Elle se destinait à l’un de ces écrivains, de ceux qui attendaient la plume à la main. Dans sa voiture, elle avait peur. Cela faisait tellement longtemps qu’elle ne l’avait pas vu.

Elle avait fait le déplacement pour le toucher, pour émouvoir sa cible. Lui !

L’autoradio passait une chanson de Dalida « Il venait d’avoir 18 ans, il était beau… »
Elle venait d’avoir 18 ans quand elle était partie, quand elle avait tout quitté.
Elle était jeune et maintenant, elle se sentait si vieille. « J’ai mis de l’ordre à mes cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux… » Oui, ce matin elle avait pris plus de temps pour se préparer. Saloperie de radio, toujours à réinjecter dans le quotidien les mélopées dégoulinantes du passé !

Elle ne voulait pas le décevoir, depuis le temps qu’elle ne l’avait pas vu, depuis qu’elle l’avait tenu dans ses bras pour la dernière fois. Leur première rencontre avait donné le top départ de leur vie respective. Une vie qui avait dès lors commencé à pourrir. Dieu avait craché sur leurs tombes qu’ils n’avaient plus fini de creuser !

Laszlo Dorian était de retour à Paris, un lieu qui lui rappelait des souvenirs.
Il y avait vécu dans sa jeunesse. La famille de son père était d’origine prolétaire, de ces boulevards populaires. Ainsi, il était content de lui, fier d’être devenu écrivain.

Il avait trimé, comme ses ancêtres.

Il avait sculpté dans le papier les sueurs dégoulinantes de son talent, afin de sortir de la misère et le résultat était là, palpable. L’hémoglobine l’avait délogé de la pauvreté.

Il était maintenant un brillant représentant du commerce du sang. Si son père débitait des carcasses d’animaux dans l’arrière-boutique d’un boucher ainsi que des coups à ses multiples maîtresses, lui, dépeçait des corps de femmes et ensanglantait des pages blanches pour le plus grand plaisir de ses fans. Malgré les obstacles de la violence, les aléas de la vie et de la mort, il avait survécu. Aujourd’hui, il était un auteur qui promettait beaucoup d’après les critiques littéraires.

Il venait distribuer des signatures, vendre son âme d’artiste, se faire photographier avec ses admirateurs, ces charognards de l’imaginaire. Son quatrième livre, un roman noir comme les précédents, marchait très bien. Les lecteurs allaient sans doute venir nombreux pour le rencontrer. Déjà, depuis l’ouverture, il avait fait pas mal de dédicaces. Certains de ses voisins étaient plus prestigieux que lui. Cependant, il était déjà un peu connu, sa carrière avait vite pris de l’ampleur et la fortune arrivait à grands pas. Laszlo n’était plus un anonyme, usant déjà des ficelles miellées de la notoriété.

Il avait dans son collimateur ce romancier, Lazard Grimaud, un ancien policier qui dégainait avec le même brio son stylo et son flingue. De l’autre côté de l’allée, il enviait la foule qui attendait Adama Nesgravia, l’écrivaine qui extirpait chaque année de son Montblanc 150 pages d’une mixture à faire défaillir les foules. La trentenaire à ses côtés, quant à elle, était sympa comme beaucoup en général dans ces salons ; une auteure qui faisait dans la romance érotique, histoire cucul et sexe nunuche. Il en fallait bien pour tous les goûts !

Il les aurait tous tués pour obtenir une miette de leur succès et de leur richesse. Encore une fois, seul l’écran de son clavier était éclaboussé de ces massacres virtuels. Aucun courage, cela le minait.
Et puis il y avait les lectrices, celles qui adulaient les romanciers comme s’ils étaient des rock-stars. Néanmoins, une visiteuse en particulier, allait se distinguer des autres.
Il savait qu’elle avait hâte, qu’elle était en attente et surtout qu’il allait la décevoir, la repousser. Pas uniquement pour le plaisir de lui faire mal… C’était plus que ça ! Elle allait déguster au propre comme au figuré : cette salope allait maudire le jour de la naissance de Laszlo le Magnifique. Et après cela, il savait qu’il serait délivré, qu’il pourrait changer son mode opératoire.

Il avait des frissons dans le dos à l’idée de la briser ! Trop de douleurs lui torturaient les méninges. Les souvenirs… Et pourtant ils avaient eu tous deux le bonheur à portée de main. Si seulement…
Isabelle se remémorait les avertissements de ses copines. Elles lui avaient bien dit de ne pas le laisser, comme ça, sans explications. Seulement elle ne les avait pas écoutées.

Elle avait toujours eu soif de liberté.

Elle était de toute façon trop jeune quand elle avait croisé son regard la première fois. Regrettait-elle son départ ? Non, pas vraiment.

Elle avait vécu comme elle l’entendait. Aujourd’hui, la cinquantaine approchant, elle avait eu tous les amants qu’elle avait désirés. Aujourd’hui, la beauté s’éloignant, elle avait eu tous les soucis qu’elle n’avait pas désirés. Son cœur était affaibli et meurtri, elle espérait avoir l’extrême onction de Laszlo. Un dernier mot, une dernière caresse qui effaceraient les coups du sort.

Elle attendait le pardon. Et pourquoi pas, un peu d’amour, encore, s’il n’était pas trop tard ?
Elle accepterait toutes les tortures de sa part, elle lui offrirait sa pauvre carcasse en pâture.

Elle comptait bien endurer les martyres décrits dans ses romans. Elle avait lu toute l’œuvre de Laszlo Dorian, tout ressenti dans sa chair. Elle l’avait eu dans la peau de chapitre en chapitre, incarnant son mal du prologue à la conclusion fatale.

Elle seule avait les clefs de son inspiration, savait pourquoi ces pauvres filles morflaient dans ses fictions, elle avait conscience que c’était elle, la vraie victime, la vraie coupable. Quand il écorchait sa proie aux creux des pages, elle en percevait les sévices. Et elle aimait ça ! En redemandait comme une pénitente à bout de souffle, à bout de vie.

Laszlo ne savait pas à quoi elle ressemblait maintenant.

Il avait le souvenir d’une chevelure magnifique et des quelques baisers sur sa nuque. Du miel qu’il avait cherché sur d’autres corps, auprès d’autres regards. Dans son dernier bouquin, Isabelle se faisait étrangler après maintes morsures. Son héros en avait bu le sang, la sève jusqu’à l’écœurement.

Il lui avait pris la vie à pleine bouche, au goulot, gloutonnement. Et à chaque page écrite correspondaient des nausées.

Il n’arrivait pas à exorciser sa douleur.

Il craignait d’être saturé de crimes irréels. Pour cette raison, il lui avait envoyé une invitation. Cette fois, il avait envie de concrétiser son aversion, ses amours défuntes. Bientôt il allait engloutir celle qui personnifiait son fantasme depuis si longtemps. Sa plume se tarirait peut-être, son talent s’écoulerait comme la vie de ce corps qu’il manipulerait enfin.

Il ne pouvait plus continuer comme ça et devait trancher dans le vif sans penser aux conséquences. Isabelle dont il avait si longtemps souhaité la chute allait arriver. Il attendait d’admirer dans son regard l’effroi du rejet. Être vengé, l’anéantir comme dans ses romans, la piétiner. En la contactant, il était resté flou, avait laissé un peu d’espoir pour la voir tomber de haut. Cette Messaline symbolisait l’origine immonde, de son monde d’errance…

Isabelle était terrorisée. Et ses talons qui claquaient maintenant sur le bitume du parking, représentaient le compte à rebours vers le jugement, peut-être vers l’échafaud. Condamnée, elle savait qu’elle allait succomber, son cancer se généralisait.
Elle attendait un peu de réconfort de celui qui lui avait laissé un espoir, dans une lettre et au téléphone…
Elle tenait dans sa main moite le bijou pour entrer dans le cœur de cet homme, elle allait s’en servir. « L’espoir fait vivre ! » De ce cliché, elle espérait donc une embellie, un peu de temps en plus, du bonus, même si elle savait qu’au fond, elle ne le méritait pas tout à fait.
Laszlo au Salon du Livre de Paris ! Un moment qu’il aspirait depuis que son éditrice lui avait dit qu’il en serait un invité de marque.

Il regardait l’ensemble des exposants. Ces gens qui passaient leur existence à écrire, qui se penchaient sur une page blanche et tentaient de construire une histoire. Le plus souvent ils reconstruisaient la leur. Comme lui, dans son premier roman, qui déjà martyrisait une jeune fille de 18 ans, cette pouffiasse se faisait maltraiter pour expier ses pêchés. Alors, là, sur son stand, il signait, saignait en souriant.

Il se délectait de sa toute nouvelle renommée et du mal qu’il allait faire à cette femme. L’attente était doucereuse.

Il se remémorait son parfum. Un mélange de jasmin et de fleur d’oranger, une mixture qu’il reconnaîtrait n’importe où, n’importe quand. Un jour, dans une foule, il avait suivi une femme blonde, exhalant la même odeur qu’Isabelle. Comme un chien, les sens en alerte, il l’avait pourchassée et coincée dans une rue minable de Londres. Elle s’était laissée embrasser, flattée de faire envie à un si beau gosse. Et au moment de l’avoir à sa merci, alors qu’il allait entrer en elle, debout contre le mur, le corsage déjà lacéré, elle s’était débattue. Elle s’était dégagée de ses mains qui voulaient l’étrangler, soudain dégoûtée. Comme Isabelle qui l’avait repoussé ! Trop inexpérimenté, trop mou, il avait échoué dans sa tentative de tuer cet ersatz d’Isabelle. D’où son premier succès littéraire, d’où sa première victime sur tranche dorée, maintenue à sa merci à l’encre rouge. Une tentative avortée ! Les prémices pitoyables de sa carrière d’assassin ! Une impuissance livresque qu’il s’était juré de se faire pardonner. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais pu réaliser ce dont il se sentait capable.

Il allait pouvoir la massacrer, aujourd’hui, en vrai, grandeur nature. Sa haine s’était ravivée dès qu’Isabelle lui avait parlé, cette voix au téléphone comme l’élément déclencheur qui allait le transformer en meurtrier. Son timbre si significatif avait tout remis sur le tapis. Son excitation malsaine le terrassait.

Il était en manque, imperméable à toute compassion. Les dès était jetés et les cartes ne demandaient qu’à se faire abattre. Il en tremblait d’avance. Il allait achever le travail commencé des années auparavant. Bientôt la fin du jeu !

Isabelle essayait de garder son sang-froid, d’éloigner les paroles néfastes de cette foutue chanson. Inlassablement, Dalida s’entêtait à lui instiller la mélodie du malheur. « Quand il s’est approché de moi, j’aurais donné n’importe quoi… ». D’une démarche mal assurée, elle s’approcha de la table de l’homme qu’il était devenu.
« Mon amour, mon seul véritable amour, que tu es beau ! » s’exclama-t-elle en son fors intérieur.
« Il était beau comme un enfant… », susurrait perfidement la chanteuse au subconscient d’Isabelle.
Doucement, elle glissa la petite médaille ornée d’un chérubin. Ce bijou, cadeau du passé brillait d’un éclat particulier sur la couv’ vermeille du dernier livre de l’écrivain… Une trace d’innocence sur le corps d’une jeune fille sanguinolente. La main virile et forte de l’auteur s’en empara rapidement.
Odeur de jasmin, de fleur d’oranger, battements de cœur, frissons des épidermes… Tout allait soudain trop vite, trop lentement…
Laszlo leva le regard sur Isabelle. Elle était vieille et fatiguée. Elle ressemblait à une chanteuse des années 70. Du mascara coulait sous les vestiges de ses yeux bleu azur. L’instinct du prédateur était pris au piège de sa victime. Une poigne invisible s’agrippa au coup de Laszlo. Des gouttes de sueur perlaient au bord de ses longs cils faisant écho à ceux de cette femme, là devant lui. Tout de suite, il savait qu’il allait l’aimer, à nouveau. Ne plus infliger d’horreurs à ces pauvres filles sur papier glaçant.

— Maman !

 » Sixième Nouvelle anonyme « 

Hello la compagnie, entre deux cafés après la grasse matinée dominicale, il est temps pour moi de vous présenter la sixième nouvelle anonyme.

Un petit récapitulatif pour vous remettre en tête le concept. Chaque semaine je vous propose de découvrir une nouvelle, ceci pendant 27 semaines, ces nouvelles sont anonymes, nous connaissons les auteurs participants à l’écriture ( Présentation du trophée anonymu’s complet ici ) mais aucunement le titre de la nouvelle leur correspondant.

Suspens …

En fin limier nous pouvons tout en votant pour la meilleure d’entre elle tenter tenter de découvrir à qui elle appartient. En attendant je vous laisse découvrir celle d’aujourd’hui :

Ballon rouge (6/27)

À télécharger en pdf ici 

Ou à lire ci-dessous.

Bonne lecture la compagnie et bon dimanche.

Ballon rouge

Des semaines que cela dure. Des jours sur le balcon à épier sa fenêtre, à guetter ses apparitions, à scruter le moindre de ses gestes, à capturer dans son viseur la plus intime de ses attitudes. Des nuits à reproduire, agrandir, placarder les tirages de ses portraits sur le mur du fond. Puis à gamberger dans le noir de cette chambre sans chaleur, à s’agiter seul, loin de ce corps convoité. Mais rien n’apaise la tension de sa carcasse qui réclame, exige de s’assouvir. Se repaître. D’elle.

Ce matin, il n’en peut plus. Réveillé avec la nausée, il n’a pas pu s’empêcher de faire ce qu’il pense encore prématuré de faire. Il s’est approché de sa porte-fenêtre. Il ne l’a pas aperçue, elle était sans doute déjà partie. Mais il a découvert le banc, à quelques mètres de la haie qui sépare son jardinet de l’espace vert commun à tous les résidents des Mimosas. Il s’y est assis, a offert au soleil son visage levé en quête vers le ciel. Des enfants jouaient un peu plus loin, il entendait leurs cris et leurs rires, les coups de pied dans le ballon. Il est resté là longtemps, à espérer un signe qui n’est pas venu. Puis, alors que, frustré, il se levait pour partir, l’objet est venu percuter l’arrière de son crâne. Il a vacillé et cru sa dernière heure arrivée. Un éclair rouge a zébré l’espace devant lui et le ballon est allé rouler tout contre sa haie. Si ça, ce n’est pas un signe, s’est-il dit en retrouvant tant bien que mal son équilibre. Déjà les exclamations des garçons venant récupérer leur balle se rapprochaient. Il ne lui restait qu’une courte fenêtre de tir. Il ne pouvait pas tergiverser plus longtemps, faute de quoi son rêve pourrait bien se désagréger pour une maladresse ou une hésitation de trop. Encore tremblant, il bondit vers la sphère rouge arborant le logo noir d’une célèbre marque sportive. Sans plus réfléchir, il s’en empara et, d’un geste vif, la balança par-dessus les lauriers au feuillage dense et luisant. Le cœur au supplice, il risqua un œil à travers une brèche. Il entrevit les deux fenêtres closes, les rideaux tirés. Puis il repartit rapidement dans l’autre sens avant qu’on ne le trouve là à jouer les voyeurs. Deux garçons surgirent, s’interpellant et s’interrogeant. James ricana : les petits cons, ils pouvaient toujours le chercher leur foutu ballon.

Louise préparait le repas du soir en fredonnant les notes qu’égrenait le piano dans la salle de séjour. Une comptine un peu laborieuse qui la faisait grimacer à chaque étourderie.

– Sol ! c’est un sol ! cria-t-elle, tu te trompes chaque fois au même endroit !

La petite voix de Blanche protesta. Le piano se tut un instant puis le morceau reprit au début. Louise sourit. Son petit trésor était docile, ce soir. Elle attendit l’expiration de la première mesure, la reprise, la fausse note. Alors, agacée, elle décida la fin de la torture en annonçant le dîner dans dix minutes.

Au moment où Blanche sautait du tabouret pour aller se laver les mains, la sonnette de l’entrée retentit. Louise se figea. Qui pouvait bien débarquer à cette heure tardive ? Elle s’essuya les mains dans son tablier, arrangea machinalement quelques mèches et alla ouvrir, sa fille sur ses talons.

L’homme était grand, svelte, terriblement séduisant. Par-dessus tout, il avait un faux air de Jonathan. C’en était tellement troublant que Louise chancela. Le même âge ou presque, un sourire à dépecer les âmes sensibles ou solitaires, à pulvériser les défenses.
– Bonsoir, dit-il d’une voix aux intonations chaudes, j’espère que je ne vous dérange pas…
Et cette pointe d’accent… Américain ? Anglais ?

Louise attendit la suite, incapable de proférer un son. Sa tête remua de gauche à droite et elle ne put s’empêcher de se demander à quoi elle ressemblait. Mal coiffée, suintant les odeurs de fin de journée et de cuisine, fagotée comme une ménagère…
– Ce matin, j’ai fait une partie de ballon avec les enfants de la résidence, reprit l’homme qui se tortillait les doigts, comme gêné, le ballon est passé par-dessus votre haie…

Blanche s’était rapprochée et restait là, collée aux jupes de sa mère, ses petites mains agrippées à son tablier. Le visiteur du soir lui jeta un regard rapide avant de replonger les yeux dans ceux de Louise qui, bouche entrouverte, ne semblait rien comprendre à rien.
– Le ballon est dans notre jardin ! s’exclama Blanche du haut de ses sept ans, c’est ça que tu dis ? Je vais le chercher !

Le beau brun aux cheveux courts élargit son sourire en penchant la tête de côté. Louise, en plein chaos, sentit sa fille lâcher sa cuisse. Elle entendit la course de ses pieds nus dans le couloir et tressaillit, tel un ruminant émergeant d’une longue sieste.
– Oh ! mais je manque à tous mes devoirs ! s’exclama-t-elle. Entrez donc !
– Je ne veux pas vous déranger ! redit l’homme en faisant néanmoins un pas en avant.
– Mais pas du tout ! Vous habitez ici ?
– Oui, l’immeuble à côté, au numéro 10… Depuis quelques semaines seulement…

« Voilà pourquoi je ne l’avais pas encore remarqué ! » se dit la jeune femme que maintenant son vis-à-vis détaillait sans se gêner. Elle rougit sous ce regard de feu et la peau de ses bras nus s’embrasa. Cette fois, il était passé dans le couloir. À contre-jour, il parut encore plus élancé. Un parfum poivré percuta Louise. Elle bafouilla quelques mots pour cacher le trouble violent qui la collait au sol, frémissante comme un cheval au mors. Mais, déjà, Blanche revenait, le ballon rouge entre les mains. Elle le tendit à leur visiteur qui, pour le saisir, s’accroupit devant elle. Puis avança la main pour une légère caresse sur ses cheveux blonds bouclés. De surprise, la petite recula et l’homme se releva très vite en s’excusant. Louise le trouva touchant, avec un côté timide, tellement attentionné. Elle apprécia sa réaction délicate, bien élevée, quand il déclina son invitation à partager un verre. Tout en la regrettant : il n’allait pas déjà partir ! Puis, elle se mordit la langue pour se faire taire. Quelle idiote ! Cette précipitation qui ressemblait à une tentative de capture allait l’effrayer, c’était couru d’avance ! Et il avait sûrement quelqu’un qui l’attendait, lui, pas comme elle, déserte, en friche. En jachère, plutôt, mais depuis si longtemps. – Une autre fois, dit-il avec un sourire renversant ! Je sais où vous trouver maintenant !

Et de l’humour, en plus.
– Je m’appelle James, au fait ! lança-t-il en lui serrant la main, avec force et douceur tout à la fois. Au revoir, Louise, au revoir Blanche !
Ça alors ! Il connaissait leurs prénoms ! Un instant interloquée, la jeune femme se rasséréna : leurs deux petits noms étaient inscrits sur la boîte aux lettres, l’interphone et la sonnette ! La preuve que cet homme était vraiment attentif à tout. En le regardant partir, son dos large et ses hanches minces, Louise maudit la femme qui l’attendait en lui souhaitant une mort immédiate et atroce.

James, s’efforçant de marcher avec nonchalance, serra convulsivement le ballon contre lui, le remerciant pour son aide inespérée. Il rejoignit son antre avec des bulles de soleil plein la tête. Il avait vu ce qu’il voulait voir et qui comblait ses espoirs les plus fous. De près, le modèle était plus explosif encore que les clichés dont il allait passer la soirée à se délecter. Dire qu’il était sur un nuage aurait été en dessous de la vérité.
Il n’eut pas à bousculer Louise pour qu’elle chutât dans ses filets. Au premier regard, la messe était dite. Il n’en fut pas surpris : toutes les femmes réagissaient de la même façon à son contact. Il ne poussa donc pas trop les feux, les rites de la séduction obéissant à un rythme propre et la montée du désir de sa victime devant lui permettre de cueillir le fruit à maturité. Mais sans trop attendre non plus. Certaines proies se lassent de trop de tergiversation. Il se débrouilla pour se trouver sur son passage le surlendemain, un samedi. Il avait repéré sa voiture au parking et dégonflé un pneu. Quand il surgit, elle réagit comme à l’apparition du messie égaré dans une cité en flammes. Il fit celui qui n’a pas le temps, mais peut sacrifier une heure pour lui venir en aide. Le sauveur. Le samaritain. Elles aiment toutes ça. Résultat, le soir, il se retrouva sur le canapé de Louise, à l’écouter lui confirmer ce qu’il savait déjà : elle vivait seule avec Blanche. Son mari était mort quatre ans plus tôt dans un accident de voiture. James compatit : lui, avait été largué par sa femme qui n’avait pas voulu quitter Chicago pour le suivre en France. Il était donc libre, en mission pour plusieurs mois dans cette ville de province. Ambassade des États-Unis, top secret, avait-il ajouté, ce qui avait décuplé le désir de Louise. Tout en sirotant son Kir, attendri, il avait écouté Blanche jouer au piano quelques morceaux malhabiles.
Il attendit encore quelques jours avant de passer à l’étape suivante. Un baiser volé alors que Louise cuisinait un tajine d’agneau aux olives, entre deux parties de jeux passionnés avec Blanche. Si la mère n’était pas difficile à apprivoiser, il voyait bien que la fille n’avait pas l’habitude de partager Louise et qu’aucun homme ne venait jamais ici. Tant mieux, appréciait James, qui aimait être le premier partout. Ce soir-là, après deux bouteilles de vin et Blanche mise au lit, James se laissa entrainer dans la chambre de Louise. Il lui fit l’amour gentiment, avec une retenue qui désola la jeune femme. Il prétexta Blanche, dont la proximité le gênait. « Elle dort comme une bûche, protestait Louise qui, affamée depuis trop longtemps, aurait voulu plus de débauche. Elle était maintenant amoureuse, c’était évident.
Emportée dans un tourbillon de sentiments aussi violents que méconnus – même avec son mari, elle n’avait pas ressenti cet emballement des sens et de l’esprit – Louise, bien qu’elle les déplorât, ne vit pas malice aux dérobades de James. Sexuellement, il n’était pas très assidu, mais la mesure semblant faire partie de sa nature, Louise faisait avec. Ensuite, il refusait de l’inviter chez lui, alléguant qu’un appartement de célibataire ne présentait aucun intérêt. Il ne voulait pas davantage dormir chez elle. Il ronflait, il avait perdu l’habitude de partager un lit. Bref, après leurs étreintes, toujours trop sages au goût de Louise, il se rhabillait et s’enfuyait. Elle réussit à le piéger un soir, pourtant, après qu’il se fut laissé aller sur une troisième bouteille de vin. La nuit fut un enfer. Il ne cessa de gigoter, de parler, de gémir. Le matin, elle l’interpella en riant :
– Je ne sais pas ce que te faisait Blanche, cette nuit, mais tu n’as pas cessé de crier son nom ! On aurait dit que tu l’appelais !

Et lui de froncer les sourcils. Ah bon ? Puis, comme illuminé dans la douleur, il décréta que, sûrement, il rêvait de sa mère, morte l’année dernière.
– Elle s’appelait Blanche ? s’étonna Louise qui n’obtint pour toute réponse qu’un mouvement irrité des épaules.
– Je croyais que tes parents vivaient dans le Wisconsin ? le relança-t-elle en servant le café, tu ne m’as jamais dit que ta mère…
– Bien sûr que si !
– Non, je m’en souviendrais quand même !
Blanche, encore endolorie de sommeil, était arrivée, avait posé son doudou sur la table, mettant un terme à la dispute. James, en larmes, s’était laissé aller sur l’épaule de la petite venue spontanément s’asseoir sur ses genoux. Il répétait son prénom comme une litanie. Louise en avait été malade toute la journée. À l’heure du dîner, James lui avait apporté des fleurs. Dans un paroxysme de trémolos, trois semaines à peine après leur première rencontre autour d’un ballon, il l’avait demandée en mariage.
La date en fut fixée le soir même. Louise s’empressa d’annoncer la nouvelle à sa meilleure amie qui jugea la décision prématurée. Louise ignora ses réticences comme elle balaya celles de sa mère, installée dans le sud de la France. À vrai dire, James ayant annoncé qu’ils partiraient en voyage de noces dans sa famille américaine, la vieille dame aurait Blanche pour elle toute seule pendant au moins deux semaines. Une aubaine.
Les préparatifs furent engagés tambour battant. Louise s’occupa du mariage – dans l’intimité – et James du voyage. Pour le visa américain, Louise dut lui remettre son passeport qui voisinait dans un tiroir avec celui de Jonathan. James ne put résister à la tentation de regarder à quoi ressemblait le défunt mari de Louise tout en s’attendrissant sur la photo de Blanche, inscrite avec son papa sur son passeport. Louise essuya un début de nostalgie, referma le tiroir comme on tourne une page. Trois ans qu’elle attendait un prince pour remplacer celui qu’elle avait perdu. La vie reprenait, enfin.
Trois jours avant le mariage, James dut s’absenter deux journées entières pour une de ses missions mystérieuses. Quelques heures avant son retour, Louise reçut un message : sa mère avait été victime d’un accident. Les pompiers l’avaient transportée à l’hôpital et son état était jugé suffisamment sérieux pour que sa fille unique dût se déplacer.
« Zut, zut, zut, » ronchonnait Louise au mépris des règles élémentaires de l’amour filial. Elle devait justement lui conduire Blanche au début de la semaine prochaine, cet incident était catastrophique. Elle tempêtait encore quand elle reçut un appel de James. Il était sur la route, dans une heure, même pas, il serait auprès d’elle.
– Ah non ! s’insurgea-t-il quand elle lui raconta l’accident maternel, elle peut pas nous faire ce coup-là ! Tout est prêt, les billets, ton visa, je t’ai préparé plein de surprises !
Louise le tranquillisa. Elle ne ferait qu’un aller-retour, le temps de prendre des dispositions. Est-ce qu’il pouvait s’occuper de Blanche en son absence ? James accepta sans se faire prier. Ce mardi, en fin de soirée, Louise se jeta dans ses bras dès qu’il arriva et fila à la gare prendre un train pour la Côte d’Azur.

Depuis la fenêtre de sa chambre, Blanche lui fit signe d’au revoir en agitant son doudou. Louise se demanda pourquoi sa gorge se serrait si fort à cet instant.

En arrivant à Nice, Louise apprit que sa mère n’avait pas survécu. Nul ne put lui fournir la moindre explication quant à ce qui s’était passé. La police ne s’était même pas déplacée et d’après les blessures, la vieille dame était tombée dans les escaliers trop raides de sa maison. Anéantie, Louise en informa James qui compatit et la rassura : il resterait avec Blanche aussi longtemps qu’il faudrait. Les démarches – obsèques, succession à lancer – prirent trois longues journées que Louise n’eut pas le temps de voir passer. Elle s’inquiéta bien un peu, à partir du deuxième jour, de ne plus avoir de nouvelles de James, ni de réponse à ses messages. Bien que les surprises ne fussent pas le genre de son fiancé, il était bien capable de lui en réserver une.

Comme par exemple, d’effectuer des démarches pour que Blanche les accompagne en Amérique. Mais bien sûr ! James se dépêchait de tout orchestrer ! Aussi, dès qu’elle le put, Louise sauta dans le train du retour, pressée de retrouver ses deux amours, convaincue qu’ils seraient à la gare, à l’attendre.

Le quai était vide et quand elle entra la clef dans la serrure de sa porte, elle ressentit une angoisse aussi poignante qu’irrationnelle qui lui ouvrit la poitrine en deux. Tout était noir, pas de dîner en vue, pas de Blanche pour lui sauter au cou. Louise fit le tour des lieux. Il lui sembla qu’une éternité s’était écoulée depuis son départ bien que tout lui parût dans le même état. Jusqu’au doudou de Blanche, abandonné sur le coin de la table de la cuisine. Aveuglée par le stress qui lui fermait toutes les voies d’une compréhension raisonnée de la situation, elle composa le numéro de James. Cette fois, la messagerie était carrément saturée. Elle se précipita dans l’immeuble voisin, au numéro 10. Forcément, était-elle bête, ils étaient là-bas, chez lui ! Mais comment s’y prendre, elle ne savait même pas où chercher ! Elle sonna chez les voisins, les siens et ceux de cet homme qu’elle avait chéri si fort. Personne ne put rien lui dire d’intelligent.

À minuit, elle dut se rendre à l’évidence. Hébétée, elle appela le commissariat de police qui lui demanda de se déplacer. À un officier de permanence blasé elle raconta son histoire qu’il jugea à dormir debout. Il enregistra une mention de main courante et l’envoya se coucher. Le lendemain, elle retourna à la charge et, en pleine crise de nerfs, obtint un entretien avec un patron. Ils reprirent ensemble les éléments, un à un. Oui, elle avait bien confié sa fille à cet homme qu’elle ne connaissait pas. James Brown, dites-vous ? Inconnu au bataillon, chère madame. L’Ambassade des États-Unis n’en a jamais entendu parler. Un espion ou quelque chose comme ça ? Ben oui, c’est ce que disent tous ceux qui cachent des secrets honteux, les prédateurs. L’appartement du n° 10 de la résidence des Mimosas était loué à une certaine Marine Clerc, célibataire. Sa famille n’en a plus de nouvelles depuis plus d’un mois. Votre James ne vous en a pas parlé ? Pourquoi ne suis-je pas étonné ? Autre chose ? Ah ! le passeport de votre mari a disparu ? Voilà qui était beaucoup plus embêtant et justifia une diffusion nationale aux frontières. Mais, trois jours étant passés, le faux papa et sa fille étaient sûrement déjà loin, hors d’atteinte.

Pendant les semaines et les mois qui suivirent, on ne peut pas dire que la police ne fit rien. Elle explora largement toutes les pistes qui pouvaient conduire à cet homme fantôme dont les empreintes et l’ADN étaient inconnus, qui aimait trop les enfants ainsi qu’en témoignèrent les dizaines de clichés, films et écrits enflammés que l’on découvrit au domicile de Marine Clerc en compagnie d’indices ne laissant aucun doute sur le sort que cette femme avait subi. Son corps, en revanche, ne fut jamais retrouvé. À Nice, des témoins reconnurent en James Brown l’homme qui était venu voir la mère de Louise, juste avant sa chute malencontreuse dans l’escalier.
Plusieurs affaires sortirent de l’ombre dans plusieurs pays d’Europe qui faisaient état d’un modus operandi identique : un homme bien sous tous rapports séduisait une jeune femme seule, la demandait en mariage et disparaissait avec sa fille, toujours âgée de six ou sept ans. On n’avait jamais retrouvé ni ce spectre mystérieux ni les fillettes.

À l’égal de ses compagnes d’infortune, Louise ne revit jamais ni James ni Blanche.

« Cinquième nouvelle anonyme « 

Hello la compagnie , c’est l’heure de l’apéro mais aussi de notre rendez-vous pour notre trophée de nouvelles anonymes, la cinquième vous attend dès à présent …(5/27)

Télécharger en pdf ici 


Ou lisez ci-dessous , c’est vous qui décidez . Bonne soirée et bonne lecture .

« Ascension  »

Ses mains frôlent le lichen et l’abrasion sèche de la roche.
La marcheuse respire par goulées lentes, d’une profondeur calculée, et les crampons usés de ses chaussures se verrouillent à la pierre noire. Ce sont de bonnes chaussures, confortables et renforcées de cuir et le poids de la marcheuse porte d’un côté puis de l’autre, un roulement tranquille qui épouse le moindre écueil. Qui fait fi de la fatigue. Des strates survolées.
À y regarder, les efforts de la marcheuse paraissent faciles, paraissent calmes et mesurés parce que son corps tout entier est taillé par le mouvement à tel point que l’effort nimbe sa silhouette d’une sorte d’assurance paisible, et pourtant son regard pâle oscille parfois, se détache du chemin pierreux pour épouser le vide, la pente brisée qui dégringole jusqu’à la vallée, et tout ce qui est laissé derrière.
Ces œillades furtives qui tournent le visage de la marcheuse vers le soleil dévoilent une peau hâlée et des tempes luisantes. Les cheveux sont blonds vénitiens, noués en une longue natte qui vient s’ébattre sur les poches du sac de randonnée qu’elle transporte sur son dos et il arrive aussi qu’un pendentif de bois sculpté, ficelé par une cordelette de cuir sombre s’échappe du col de son T-shirt. Le grigri est replacé dans le creux lisse qui sépare ses deux seins aussi souvent qu’il le faut.
Dans le sillage de la marcheuse, dans son ombre, suit un homme grand et noueux. Sa face est tannée et ses yeux sont noirs et plissés et pleins d’appréhension et une cicatrice lui strie le mollet gauche et vient s’enrouler autour du genou en une boursouflure blafarde. L’homme est plus jeune qu’il n’en a l’air et en cherchant bien, en dépit des stigmates et de la préoccupation, en dépit des rides prématurées, il y a des signes qui laissent penser qu’il n’a pas encore eu quarante ans.
À voix haute l’homme dit nous ferons halte un peu plus loin lorsque nous aurons franchi cette crête devant nous ferons halte il y aura de l’eau et nous nous reposerons un peu avant de poursuivre et la marcheuse ne répond rien mais elle acquiesce imperceptiblement, pour ne pas que son rythme lui échappe. La voix de l’homme est sèche et tremblante et elle semble grésiller dans la lumière, dans la chaleur frémissante qui imbibe les pierres.
Lorsqu’ils débouchent sur la première pâture l’horizon s’écartèle devant eux, entre les pics qui s’érigent tout autour, coiffés de nuages et d’une glace qui ne fond jamais, et à cet instant, parce que cela s’y prête, parce que l’air est pur et qu’ils voient très loin, la marcheuse et l’homme prennent simultanément une grande inspiration. Plus loin, il y a un ruisseau qui scintille. Ils marchent jusqu’aux galets lustrés sans rien changer à l’ordre, elle devant, toujours, et lui derrière.
La marcheuse se déhanche et se débarrasse de son sac dans l’herbe où elle s’accroupit pour puiser l’eau claire, la porter jusqu’à sa bouche ruisselante, en asperger la moiteur de sa nuque et l’homme se tient un peu plus loin pour l’observer, pour écouter ses aspirations sans gêne, et il attend que la marcheuse ait fini de boire pour se désaltérer à son tour.
Au-dessus, le ciel est d’un bleu impeccable.
Les bulles surgissent en babillant depuis le goulot de la gourde immergée que l’homme tient sous la surface, mais pas un seul instant il ne quitte la marcheuse du regard. Il y a de l’eau là-haut fait l’homme ne sois pas inquiète si je remplis la gourde maintenant c’est seulement pour la route qui reste si tu as soif il suffira de me le dire.
La marcheuse pose sur lui un regard égal et quelques mots lui échappent pour la première fois depuis qu’ils ont commencé à marcher. Je ne sais pas où nous allons il y a un chalet là-haut demande-t-elle et sa voix est grave et belle et l’homme regrette qu’elle n’ait pas parlé davantage sur le chemin qui a précédé.
Oui confirme l’homme oui c’est un chalet et ce faisant il réajuste la bandoulière de la carabine qu’il trimballe sur son épaule. La marcheuse baisse les yeux à cet instant, comme par pudeur, comme pour ne pas voir le confort ou l’inconfort avec lequel la carabine est portée. Ils attendent ensuite en silence près du ruisseau qui susurre.
L’homme avise la vallée mais aussi parfois la marcheuse qui se tient prostrée dans l’herbe, et il se fait la réflexion que l’immobilité ne lui sied pas du tout, avec ces guibolles dégingandées dont elle n’a pas l’air de savoir quoi faire elle ressemble à un oiseau brisé, un rapace auquel on aurait interdit le ciel. Le regard de l’homme oscille entre la marcheuse et le panorama, la fumée lointaine dont ils aperçoivent les minuscules panaches, sans vraiment savoir quel spectacle le désole davantage.
Lorsque plusieurs minutes se sont écoulées de cette manière l’homme farfouille dans sa besace d’où il extirpe deux gâteaux secs mouchetés de raisins de Corinthe. Il place l’un des biscuits dans sa propre bouche avant de lancer l’autre en cloche, en direction de la marcheuse.
J’aimerais arriver là-haut avant la nuit annonce-t-il pendant qu’elle mange quand tu auras fini il faudra que l’on reparte et l’homme se surprend à espérer que la marcheuse lui réponde encore, lui adresse ne serait-ce qu’un seul mot mais son souhait est crucifié par les secondes qui suivent et le clapotis dérisoire de l’eau.
Ils laissent le ruisseau derrière eux et la marcheuse déploie ses longues jambes et prend docilement la position de tête, comme l’homme le lui avait demandé au tout début, avant même qu’ils n’entament l’ascension. Aux plantes grasses du pâturage, à l’horizon immense et bleu succède l’ombre d’une grande sapinière, des troncs violacés et très droits qui dégorgent de la senteur de la résine.
Ils cheminent ainsi durant de très longues heures sans pause et sans paroles, malgré ces bois resserrés tout autour d’eux, parce qu’il n’y a qu’un seul chemin et qu’une seule montagne et qu’ils ne risquent pas de se perdre.
Peu avant la seconde pâture, la marcheuse s’arrête brusquement et son corps semble se tendre vers l’avant et son poids bascule sur ses cuisses et au même instant un raclement, la rumeur d’un déplacement furtif se fait entendre plus loin à l’orée de la forêt de conifères. La marcheuse s’accroupit et l’homme suit son exemple et ils attendent.
Quand les bruits recommencent l’homme semble hésiter puis il esquisse un geste pour signifier qu’il leur faut rapidement quitter le chemin et ils s’avancent courbés, cassés en deux entre les arbres à la perpendiculaire du sentier. Ils finissent par s’abriter sous un amas de roches fissurées, couverts de grandes nappes de sphaigne en fleur, et l’homme porte désormais la carabine dans sa main et ses yeux vont et viennent entre les frondaisons les plus basses qui s’agitent, qui balayent l’air plus frais, plus humide qui est exhalé par le lit d’aiguilles de la sapinière.
Pendant longtemps ils guettent après les bruissements, après le moindre craquement de branche et les sons se rapprochent et s’éloignent comme si quelqu’un tournait autour d’eux et ils ont le temps de s’imaginer toutes sortes de choses. L’homme transpire abondamment, couché un peu plus bas que les rochers, pour pouvoir surveiller à la fois la marcheuse et les bois qui bordent le chemin.
Il vient enfin un son mat bien plus proche que les autres et l’homme épaule vivement la carabine et puis le vent tourne et ils flairent enfin l’odeur du bouc et avisent sa forme noire et velue, ses grandes cornes recourbées et son arrière-train cagneux qui disparaît avec fracas dans la pente boisée. L’homme se redresse et souffle et se passe la main sur les yeux.
Au bout d’un moment, sans regarder la marcheuse et sur un ton auquel affleure le reproche l’homme dit personne ne vient jamais ici personne sauf moi il ne faut pas que tu aies peur comme ça tu m’as fait douter mais ici c’est paisible bien plus paisible qu’en bas, et pour toute réponse la marcheuse se contente de fixer gravement la carabine que l’homme tient dans sa main.
Ils traversent la seconde pâture et le sentier serpente ensuite vers les hauteurs parmi de grandes touffes d’achillées avant de rejoindre une nouvelle forêt, et cette fois ils aperçoivent de nombreux rochers parmi les arbres, qui découpent la zone d’éboulis et de ravins. À l’ouest le soleil décline déjà, chute avec lenteur comme un débris flamboyant pourrait chuter du ciel.
Tandis que rougeoient les pics lointains et les neiges éternelles, ils contournent une petite cascade qui tambourine à quelques mètres du chemin et poursuivent ensuite l’ascension parmi des arbres dont certains sont mourants, dont certains sont morts et dépourvus d’écorce et leurs troncs sont comme des sculptures pâles et lisses dans la pénombre.
On a pris du retard avec le bouc fait l’homme en plissant le front et en parlant fort pour que la marcheuse -qui a pris un peu d’avance puisse l’entendre. La dernière partie du chemin est plus difficile alors je crois que ça vaudrait mieux si on passait la nuit à la belle étoile et qu’on continue demain quand on sera reposés et qu’on y verra plus clair. La marcheuse ne répond rien et l’homme se mord les lèvres jusqu’à s’en arracher la peau.
Plus tard, ils atteignent le haut d’une crête et quittent tout à coup l’obscurcissement de la forêt et la marcheuse cligne des yeux et il lui échappe un soupir sidéré face au panorama immense qui baille devant eux, tout pourléché d’ombres et de lumière. L’homme désigne un enchevêtrement de roc qui se dresse non loin, patiné par les tempêtes et cerclé de pimprenelle et dont le profil pourra les protéger du vent.
La marcheuse et l’homme se délestent de leurs fardeaux et boivent tour à tour un peu d’eau dans la gourde et rapidement un petit feu éclot près d’eux, sur la pierre. Tandis que l’homme effectue des allers-retours chargé de branches et de brindilles, la marcheuse s’installe avec le dos contre la saillie et elle déballe son tapis de sol et extirpe une couverture tartan de son sac et ses gestes sont incertains et ses yeux sont troubles et insondables.
Ils mangent le peu de nourriture dont ils disposent, des gâteaux secs et une pomme fendue en deux par l’homme ainsi qu’une part de soupe en brique qu’ils réchauffent dans l’une des casseroles noircies de la marcheuse et la nuit achève de se déposer sur eux comme un grand tissu étoilé.
À leurs pieds se déroule à présent la noirceur de la vallée et au-delà ils voient bien davantage qu’ils ne le voudraient sans doute, un horizon opaque et constellé où brille l’éclat lointain des incendies. En bas il y a des villes qui brûlent et la rumeur fébrile de la panique qui déferle, qui reflue parfois même jusqu’à la montagne, jusqu’à étreindre leurs ventres durs. Les pupilles de l’homme courent sur les flammes distantes comme deux choses affamées et peu à peu son âme s’emplit d’étrangeté et d’une mélancolie familière.
L’homme dit je crois que ce monde est en train de prendre fin et la marcheuse ne répond rien, alors l’homme baisse les yeux et regarde ses mains, ce sont de grandes mains avec de longs doigts fins, et il murmure j’ai si mal pour ce monde tu sais c’est un mal que je porte depuis si longtemps et ses yeux s’emplissent d’humidité et sa bouche se tord pour accommoder la misère qu’il prononce.
La marcheuse abandonne un instant le gouffre et les brasiers pour fixer l’homme et sa peine et la carabine qui est posée en travers de ses genoux. L’homme se fait la réflexion que depuis le début, depuis le tout début la respiration de la marcheuse n’a jamais cessé d’enfler calmement et il constate qu’il ne parvient pas à soutenir son regard davantage qu’il ne peut endurer le spectacle du feu.
L’obscurité se peuple de la stridence des oiseaux de nuit et des craquements qui naissent de la dévoration du feu et lorsque la marcheuse ferme les yeux et finit par s’endormir cela surprend l’homme, et celui-ci guette longtemps pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une ruse, et ce faisant il entrecoupe ses propres somnolences par l’entretien du feu.
Au-dessus d’eux, les astres tournoient.
Un peu avant l’aube, l’homme vide sa gourde dans la petite casserole qu’il cale entre deux pierres carbonisées et il se lève ensuite et déplie ses jointures endolories qui craquent de n’avoir pas bougé de la nuit. Le soleil irradie de l’autre côté du pic et l’air est froid mais la lumière inonde, suffisamment pour que l’homme puisse errer un temps sur la pâture et y cueillir une poignée d’herbes à infuser et ses doigts s’engourdissent dans la rosée du matin.
À son retour la marcheuse remue sous sa couverture et l’homme ravive les braises d’une brassée de petit bois avant de verser la tisane chaude dans la timbale en aluminium qui s’imbrique sous sa gourde. L’homme offre la timbale fumante à la marcheuse et pose la carabine dans le gazon et agace le feu sans jamais lever la tête, comme si un grand poids pesait sur ses épaules.
Je suis désolé d’avoir tué ton chien bredouille l’homme un peu abruptement et ensuite il se relève et passe la bandoulière de la carabine et part uriner à l’orée des bois. La marcheuse guette tandis que l’homme s’éloigne et finit d’avaler la tisane et s’étire longuement avant de remballer ses affaires de couchage.
Après la troisième pâture le paysage devient de plus en plus accidenté, et le chemin serpente sur la pierre de la montagne qui est éclaboussée parfois par l’eau glaciale des torrents. Les arbres se font rares, il ne pousse plus ici et là qu’une poignée de plantes grasses qui se tassent dans les cuvettes et les creux des rochers.
L’homme dit je vais passer devant maintenant on arrive au plus dur et je ne voudrais pas que tu glisses ou que tu te trompes de chemin on va monter encore un peu puis ça redescendra et on arrivera au chalet. D’accord fait la marcheuse et l’homme esquisse un sourire minuscule parce qu’il sent s’alléger un instant le poids effroyable de sa solitude.
Ils avancent ensuite sur une succession de corniches qui sont offertes au vent et le pic autour duquel ils cheminent est baigné d’une lumière étrange et la vallée baille à leur droite, cintrée de roc comme les rebords d’une large blessure. Du pied ils foulent le sentier étroit et de temps en temps le crottin des boucs sauvages s’écrase sous le caoutchouc de leurs crampons.
Au début, en dépit des appuis incertains, l’homme jette de nombreux regards derrière lui, surveillant la marcheuse du coin de l’œil, épiant son allure au cas où elle voudrait profiter de son inattention pour essayer de lui fausser compagnie, mais petit à petit il prend confiance et apprend à se contenter des halètements et de la rocaille dérangée.
Il leur suffit d’une heure pour dompter l’escarpement et au point culminant, la sente à chèvres décroche subitement pour s’enfoncer entre une concrétion de saillies grisâtres. En contrebas ils retrouvent la coiffe ébouriffée des sapins, et au loin un espace dégagé et un toit de lauze taillé dans un schiste sombre. L’homme dévisage la marcheuse et sa sueur et ses cernes et il se figure qu’elle n’a pas dû dormir bien davantage que lui.
Bientôt, ils abandonnent les roches et les courants d’air gelés qui bruissent en altitude. Sur la dernière portion ils cheminent presque de front, descendent entre les arbres puis s’avancent sur la prairie en esquivant de grosses mottes d’un nard raide et jauni. Près du chalet coule un énième ru vivace qui se déverse dans un grand bassin de granit. Un peu plus loin, une petite turbine fredonne dans le courant.
L’homme pousse la porte du chalet et ils entrent et la marcheuse remarque tout d’abord l’odeur, un parfum qui n’est pas désagréable mais qui imprègne jusqu’aux madriers d’épicéa, jusqu’aux murs de mélèze. C’est une senteur légèrement âcre qui dit le temps passé par un homme au même endroit, qui attribue l’espace et le découpe aussi, de manière aussi franche que le tranchant d’un couteau.
Il n’y a qu’une seule pièce bien agencée, avec une lourde table carrée au centre et un petit lit dans l’alcôve près de la cheminée, et beaucoup d’étagères et de livres en pagaille. Des bouquets d’herbes séchées pendent aux poutres et autour des fenêtres et il y a aussi un jambon accroché dans un coin et une ribambelle de saucissons secs et ratatinés. La marcheuse pose son sac à côté de la porte d’entrée et s’étreint le corps comme si elle ne savait pas quoi en faire.
Je vais faire du café dit l’homme et après je crois que je dormirai un peu si cela ne te dérange pas est-ce que tu veux du café et la marcheuse acquiesce et s’installe à la table où elle suit du bout du doigt les traces de brûlure qui sont gravés dans les planches de pin épais pendant que l’homme pose la carabine contre le mur près du lit et met une bouilloire d’eau à chauffer sur le réchaud à gaz de la cuisine.
La cafetière infuse sur la table et une vapeur odorante se dégage du breuvage et se condense sur les vitres et pour la première fois l’homme fixe la marcheuse droit dans ses yeux pâles. Est-ce que tu as déjà eu l’impression que ta vie t’avait échappé demande-t-il parce que moi je crois que ça m’est arrivé il y a longtemps et la marcheuse le dévisage longuement et lui rend son regard mais sa bouche demeure muette et mutine.
L’homme verse ensuite le café avec une attention méticuleuse et le liquide noir s’écoule et tourbillonne dans deux bols de grès clair et puis l’homme ramène quelques gâteaux à tremper et il dit je les fais moi-même je fais beaucoup de choses moi-même et la marcheuse mange et boit et ses yeux divaguent autour d’elle, sur les dessins au fusain et les bibelots de bois sculptés.
Je n’aurais pas dû prendre la carabine en partant, finit par dire l’homme, et je me demande si on s’était juste croisés comme ça on aurait peut-être discuté et tu serais peut-être venue de toi-même mais c’est compliqué maintenant tout le monde a peur et ceux qui ont une arme ils la prennent mais ne t’inquiète pas je ne te veux pas de mal je ne sais pas ce que je veux.
Le silence qui suit est si lourd et si parlant que cela courbe l’homme jusqu’à ce que son front touche presque la table et il frémit de honte et de peine avant de se redresser très lentement, et il reste un temps les bras ballants, la mine confuse. Il se traîne enfin en direction du lit où il s’allonge tout habillé sur les draps suiffeux et l’homme retire ses chaussures avec une grande lassitude et ferme les yeux. Il murmure je ne sais pas ce qui m’a pris je ne voulais pas être seul voilà tout je suis désolé.
L’homme met très longtemps à s’endormir et en attendant la marcheuse égraine les minutes comme les perles d’un chapelet et elle s’imprègne des odeurs inconnues et écoute enfler le souffle de l’homme qui se rallonge et elle fait tout cela sans remuer, sans jamais bouger du banc où elle se trouve assise.
Vers midi, la marcheuse se lève et fait trois pas en direction du lit, vers l’endroit où l’odeur de l’homme est la plus forte et elle s’empare de la carabine qui repose contre le mur. La marcheuse regarde ensuite l’homme qui dort, le détaille durant un bon moment avant que ses doigts ne courent jusqu’au levier de la culasse, et ne l’actionnent. Elle met ensuite l’homme en joue ce qui est une chose facile parce que l’homme est immobile et très près d’elle, et lorsque le front de l’homme est au milieu de sa mire la marcheuse expire lentement et appuie sur la détente.
Après le vacarme de la détonation, elle repose la carabine près du lit et se rend compte que ses mains tremblent et que sa bouche est sèche et qu’elle ne sait pas encore où elle ira, ni ce qu’elle fera. Le soleil l’éblouit lorsqu’elle quitte le chalet pour aller s’asseoir près du ruisseau dont elle n’entend plus qu’à peine le murmure à cause de ses oreilles qui sifflent et la marcheuse retire ses lourdes chaussures sans même y penser, comme si elle n’était plus tout à fait elle-même.
Au-dessus, un panache blanc est emprisonné par le pic et le vent tiraille pour l’en arracher. La marcheuse remue ses orteils et sent couler l’eau gelée, sur eux et entre eux, et elle y frotte aussi ses ongles et soupire en avisant le ciel et se demande si la solitude de l’homme était aussi grande que la sienne.
Ses mains triturent ensuite le barbe-bouc lustré et s’y emmêlent et la marcheuse avise la vallée et le monde mourant qui s’étale au-delà et se dit que peut-être elle ne redescendra jamais.