Freshkills de Lucie Taïeb aux Éditions de La contre allée

“ En 1948, alors que plusieurs terrains de Staten Island et des autres boroughs de New-York ont déjà connu cette transformation, l’État décide, malgré l’opposition forte des citoyens et des environnements, que Fresh Kills sera, pour trois ans, décharge.
Trois ans.
Le temps de l’assécher et d’y construire un beau parc. Et dans quelques années, ce territoire impropre à tout sera enfin utilisable. ”

Ce n’est un secret pour personne, les américains ont tendance à voir tout en grand, tellement que ce projet prévu en 1948 ne verra en fait le jour qu’en 2036.
Les trois ans s’étant transformé progressivement en 53 ans…puisqu’au fil du temps cette décharge a hébergé des montagnes d’ordures.
Désormais, les déchets sont compactés, et exportés vers la Caroline du Sud.
Après avoir mené la vie dure aux habitants proches de Staten Island, qui ont dû supporter la vue mais également l’odeur infecte de décomposition, sans parler de la pollution, cette décharge a été recouverte, attendant patiemment sa réhabilitation en parc verdoyant.

“ On stocke des déchets pendant plusieurs décennies dans un espace donné qu’on détruit de manière irrémédiable, on pourrit littéralement la vie des gens du voisinage, dans l’indifférence, l’ignorance la plus complète de tout le reste de la population puis, du jour au lendemain, on leur propose un joli parc qui effacerait l’outrage ? Freshkills était l’incarnation d’un mensonge, d’une farce destinée à faire oublier, aussi que la fermeture d’une décharge ne règle jamais le problème de stockage des déchets, mais simplement le repousse. ”
Lucie Taïeb découvre en premier lieu ce site dans le roman fleuve de Don DeLillo, Outremonde. Sa curiosité l’incite à découvrir cet endroit, d’abord en faisant quelques recherches qui la laissent pantoise, puis en se rendant sur place à Staten Island.
“ […] lorsque, ce petit matin de juin, je me rends à la visite guidée du parc à laquelle la directrice de l’Alliance a accepté de me laisser participer, j’ai renoncé à tout scepticisme, effacé tout jugement. Je suis ici pour voir, pour écouter, pour tenter de comprendre. ”
À son retour, elle écrit ce livre et partage avec nous ce voyage, ses découvertes, ses réflexions et nous invite à notre tour à nous interroger : « Dans quel monde vivons-nous, lorsque les déchets sont absents de notre champ de vision, et pourtant omniprésent ? »
Ce que j’en dis :
On a beau être passionnée par une ville, un pays, on ignore parfois ce que s’y cachent. En même temps j’avoue qu’avant de lire ce récit, j’étais loin de m’intéresser à une décharge qui accueillait 29 000 tonnes de déchets par jour, même si elle est fermée depuis un moment.
Lucie Taïeb partage avec nous ses recherches, nous fait découvrir un endroit plutôt insolite, tout en pointant du doigt certaine aberration face à la surconsommation qui nous amène à produire de plus en plus de déchets qu’il faut bien stocker quelques part, quel que soit le pays.
Évidemment on s’interroge que ce soit sur toutes ces ordures qui polluent chaque jour la planète, mais également sur ces lieux qui les conservent peut-être pollués à jamais…
Un récit vraiment passionnant, porté par une belle plume qui instruit tout en éveillant la conscience de chacun, car même si on trie nos déchets, si notre consommation ne change pas, la planète deviendra une immense décharge même si ce n’est pas toujours visible au premier coup d’œil.
Pour info :

Lucie Taïeb, écrivaine et traductrice, est née en 1977 à Paris. Elle étudie l’allemand à Paris, Vienne et Berlin, obtient l’agrégation en 2002, puis soutient en 2008 une thèse de littérature comparée portant sur la transmission poétique de la mémoire d’événements de violence historique après 1945 en France, en Argentine et en Allemagne.
Elle est, depuis 2011, maîtresse de conférences en études germaniques à l’université de Bretagne Occidentale.
Depuis son premier recueil de poésie, paru aux Inaperçus en 2013, elle poursuit sa recherche d’une écriture de la justesse, centrée sur l’unité du poème ou du fragment, souvent polyphonique, à travers des genres variés (essai, roman, poésie) et par l’expérimentation, au sein de ces genres, de formes singulières, en possible collaboration avec des artistes d’autres disciplines (musique improvisée, gravure, photographie). Son deuxième roman, Les Échappées, s’est vu décerner le prix Wepler en 2019.
Ses recherches portent depuis plusieurs années désormais sur la représentation et la place des déchets dans nos sociétés contemporaines. Elles ont notamment donné lieu à plusieurs publications dans la revue Vacarme, et se nourrissent d’un dialogue constant avec d’autres disciplines, anthropologie et géographie en particulier.
Je remercie l’agence un livre à soi et les Éditions de La contre allée pour cette lecture passionnante.